To arrive sur la plage avec le souffle court et l'impression que son corps va mourir sur place. L'air est plus frais, ici, et les points noirs devant ses yeux ne mettent qu'une seconde à disparaître ; elle traîne Léni sur un mètre supplémentaire pour la laisser s'étendre sur le sable et elle lève la tête à nouveau vers les autres, là, debout. Elle sent ses sourcils s'élever de surprise et elle se souvient de ce que Max vient de dire alors qu'elles fuyaient dans la fumée. « Il se passe quelque chose sur la plage. » To regarde toutes les femmes qui sont ici – elle n'arrive pas à les compter, elles doivent être une cinquantaine, elles sont toutes échevelées, des projections de sang sur les mains ou le visage, jeunes ou moins jeunes, de toutes les morphologies, de toutes les couleurs. To reste là sans comprendre alors que tout se déroule devant ses yeux : l'océan dont les vagues agitées, monstrueuses, viennent balayer le sable à intervalles réguliers, grignotant la bande de sable de minute en minute, les énormes nuages de fumée toxique au dessus d'elles qui viennent les effleurer par moment tant l'atmosphère est lourde, les flammes qui dévorent la pinède, juste derrière elle, qui lancent des reflets rougeâtres sur tout ce qui l'entoure, qui lancent des éclats chauds dans les remous des vagues, qui peignent les visages d'expressions un peu hallucinées. Il y a Léni, recroquevillée sur le sable, qu'elle aide à se redresser pour qu'elle puisse inspirer un peu d'air frais, et Max qui vient d'émerger de la fumée et de s'asseoir, elle aussi, avec des yeux immenses remplis de vide. Et il y a toutes ces femmes autour d'elles qui se lancent ces regards étranges, à la fois ébahis et résolus, à la fois craintifs et fiers.
Et là, au milieu de la plage, il y a un tas de cadavres. To sent sa bouche s'ouvrir en grand alors qu'elle essaie de détailler exactement ce qu'elle voit, mais il n'y a pas de doute possible : c'est bien une pile de cadavres, haute de trois bons mètres, des cadavres déchiquetés, brûlés, mutilés – des cadavres d'hommes. Juste devant elle, une jeune fille qui doit avoir son âge fait voler un corps de plus jusqu'à la pile, et elle dépose son paquet avec un sourire carnassier à deux autres filles autour d'elles. To referme la bouche, maintenant submergée par un sentiment qu'elle n'arrive pas à analyser ; est-ce que c'est de la peur ? Est-ce que c'est de l'excitation ? Elle peut presque sentir physiquement le flot d'adrénaline qui est en train de déferler dans son corps, elle peut presque sentir son cerveau essayer d'assimiler ce qu'elle est en train de voir, et il y a Max, à côté d'elle, qui fixe la foule devant elles avec de grands yeux, visiblement étonnée, et il y a trop de choses, trop de choses, ces cadavres, ces femmes qui se tiennent toutes là avec cette fierté, cette confiance en elle qu'elle n'a jamais vu. Elle n'a jamais vu tant de femmes se tenir ainsi avec tant d'aplomb et c'est peut-être ça qui la touche plus que tout le reste. Il se passe quelque chose, il se passe vraiment quelque chose, là, tout de suite, maintenant, et elle entend, là-bas, dans les fumées de l'incendie, des voix masculines crier, et elle voit deux autres filles émerger des rues et du brouillard pour s'échouer sur la plage avec à peu près la même expression qu'elle doit avoir en ce moment. En fronçant les sourcils, elle voit qu'il y a des enfants un peu plus loin qui se sont rassemblés pour faire des châteaux de sable et que trois femmes semblent se relayer pour les surveiller. Elle sent l'incendie dans la moindre parcelle de son corps, elle sent les picotements qui lui attaquent les joues, qui lui glissent dans les bras – mais pas de peur, cette fois, plus de peur, elle s'en aperçoit. Les picotements déferlent de jouissance à l'idée d'avoir repris le dessus.
Toutes les femmes autour d'elle ont la même expression, maintenant qu'elle y pense. Toutes les femmes qu'elle voit ont cette expression de fierté cachée, de fierté modeste qu'elles ne doivent pas revendiquer, cette expression mâtinée de soulagement, aussi, et d'apaisement que To n'a connu que trop rarement. L'incendie jette sur les cadavres une lumière orange crue, l'odeur de l'océan finit par se mêler à celle de la pinède et To reste là pendant ce qui lui semble être une éternité. Elle finit par faire un pas, rien qu'un, vers le tas de cadavre pour l'observer. Elle aurait pensé qu'il serait le centre de l'attention mais ce n'est pas le cas – et son mouvement rend vie à l'intégralité de la plage. Sitôt qu'elle a amorcé son pas, tout autour d'elle, des femmes viennent se prendre dans les bras les unes des autres, elles se tendent des vestes pour réchauffer celles qui ont froid, elles se tendent des mouchoirs pour se débarbouiller et elles se tendent des inhalateurs de ventoline pour aider les autres à respirer un peu mieux. Il y a quelque chose de doux, de tendre à cette scène ; il y a quelque chose de doux, de tendre à cette scène de retrouvailles qui tranche durement avec la pile de corps juste devant elle, la pile de corps où elle aperçoit des têtes, des bras, des jambes, des mains. Elle regarde ces vêtements différents, ces nez différents, ces yeux vides différents, ces corps différents, elle regarde ce charnier avec l'impression que son coeur bat si vite qu'il va finir par exploser dans sa poitrine. Elle ne sait pas où fixer son regard et elle ne sait même pas vraiment si elle en a envie, à vrai dire.
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Eaux troubles
HorrorTW meurtre, mort, suicide, harcèlement scolaire, gore, violence verbale & physique, torture R A T I N G X __________________________________________ Harry est ravi : c'est la première fois qu'il arrive à organiser ses vacances pour squatter l'un des...