IV

140 2 0
                                    


Il a trouvé son numéro de téléphone, son ancien camarade de formule trois. Elle voit ses nombreux messages s'accumuler sur son portable. Fait semblant de ne pas les avoir pas remarqué. Regrette de ne pas répondre à ses intentions semblant innocentes. Puis elle se souvient. La méfiance est la clé de sa survie. La bonté et tous ces autres sentiments ridicules n'existent pas ici. Pas pour des gens comme elle. Pas pour des femmes. Elle ne doit pas tomber dans le piège. Elle doit rester le regard ancré sur sa route.

Elle est convaincue que c'est son coéquipier qui lui a donné. Pourquoi a t-elle donné son numéro de téléphone à son coéquipier ? Aucune faiblesse de sa part évidement, elle est forte. Juste une question de pratique, car même s'ils sont en compétition ils restent pilotes de la même écurie. Il est nécessaire d'avoir un minimum de communication pour le bien de l'équipe. Même si à cet instant elle regrette sérieusement son action.

La première course est assez... Mouvementée. Normale pour sa première fois dans un tel engin se dit-elle. Mais quand les courses suivantes sa conduite reste sensiblement la même, elle commence à réagir.
Peut être ne s'était-elle pas assez préparée à conduire une formule un ?
Ses résultats ne sont pas décevants, ni extraordinaires. Fades, insipides. Ils sont ceux d'une rookie, ce qu'elle est évidemment. Mais ce n'est pas assez. Sa place est bancale dans cette catégorie, elle ne peut pas se permettre de rentrer dans la norme. La perfection encore et toujours, c'est la seule solution pour rester. La seule pour elle.

Elle pourrait jouer au jeu de la personnalité. S'assurer un baquet grâce à la faveur du public. Mais c'est un jeu bien trop complexe, qui se retrouve trop souvent perdant. Cela ne suffit pas toujours à vous garder. Et quand bien même c'était le cas, fabriquer de faux sourires, créer une personnalité, un visage, cela n'a jamais été son genre. Elle a toujours préféré une franchise brute à toutes ces courbettes sculptées avec soin. Et aujourd'hui sa franchise n'a plus la force de s'intéresser à qui que ce soit.

Elle a tout de même aperçu quelques drapeaux aux couleurs de son pays lors de la course. Étaient-ils pour elle ? Ça elle ne le saura jamais. Elle n'est pas la seule de sa nationalité à courir cette année. Et elle a préféré ne pas trop se renseigner sur ce que disent les journaux et réseaux sociaux. Leurs réactions à l'annonce de son arrivée en formule un l'avaient déjà bien assez agacée pour lui laisser un goût amer dans la bouche. Et ainsi la dégoûter de toute envie de les approcher une nouvelle fois.

L'amertume, c'est un goût qui trône souvent dans sa bouche ces derniers temps. Elle n'arrive pas à s'en dépêtrer malgré toute l'envie du monde. Elle vit avec un goût âcre dans son esprit.
Le goût de la victoire et du bonheur que cette dernière engendre lui manquent cruellement. Elle se sent assoiffée, cherchant à tout prix à faire cesser cette sécheresse. Mais s'en trouve de toute évidence incapable, ou ne s'y prend pas de la bonne manière. Elle ne préfère pas savoir. Elle ignore juste cette sensation, la refoule dans un coin de son estomac.

Elle remonte le paddock le dimanche soir. Course finie, interviews et tout ce qui s'en suit. Les journalistes lui ont semblé hautain. À lui dire que son début de saison était réussi. Pour eux cela voulait dire ça "réussi"? Ridicule. S'ils s'imaginent qu'elle va se contenter de résultats aussi décevants... Elle est meilleure que cela, elle doit être meilleure.

"Attends moi !"

Elle se retourne, étonnée d'entendre par la suite son prénom. C'est son coéquipier qui semble s'être dépêché de sortir du stand de leur écurie pour la rejoindre. Elle qui croyait qu'il avait abandonné toute idée de lui parler.
Il semble être de bonne humeur. Sa course n'a pas été mauvaise, c'est vrai. Leur écurie est loin d'être la favorite au championnat mais il a réussi à finir dans le haut du classement.

"Tu marches vite dis donc, on dirait que tu as le diable aux trousses !"

Une plaisanterie à laquelle elle ne répond que par un haussement d'épaule et l'ombre d'un sourire. Encore une fois, froide, extérieure.

"Félicitation pour ta course."

Elle s'autorise à dire parce que, même si elle doit rester méfiante elle ne peut s'en empêcher. C'est une des idoles de son enfance après tout.

"Merci, l'accident dans les derniers tours m'a bien aidé. Mais toi aussi, tu as fait de très bons résultats depuis le début de la saison."

Pendant un instant elle croit à de l'ironie. Mais son coéquipier la regarde sérieusement, et il n'est pas le genre à sortir ce type de blagues. Alors elle a envie de s'énerver. Parce que, pourquoi le monde entier la pense incapable de sortir du lot ? Comment ne peuvent-ils pas comprendre que c'est insuffisant pour elle, largement en dessous de ce qu'elle doit produire.

"Non, je ne pense pas. Je ne suis pas assez rapide, je dois plus travailler."

Une mine étonnée se dessine sur le visage de son coéquipier.

"Tu rigoles ? Ta conduite est propre, tes résultats réguliers et honorables pour la voiture que nous avons. Et puis, je te vois tout le temps bosser. Tu devrais plus te reposer. Ta saison a très bien commencée, nous n'en sommes qu'à la moitié. Ne vas pas au delà de tes limites, cela te tuerait."

Cela l'agace. Comme le monde peut être ignorant. Comme leurs pensées peuvent être naïves.

"C'est suffisant pour toi, pas pour moi. Je ne peux pas me permettre de rester dans la norme, me surpasser est une obligation. Je dois..."

Elle marque une pause, se rendant compte qu'elle s'emporte. Son cœur a failli se lâcher devant cet inconnu, son rival. Dangereux. Elle doit se maîtriser. Aucune faiblesse. Rien. Elle repense au visage de marbre qu'affichait son coéquipier quand, enfant, elle le regardait à la télévision. Voilà qui il est, pas cet homme soucieux face à elle.

"Peu importe, cela ne te concerne pas."

La remarque n'a pas l'air de plaire à son coéquipier, mieux son visage se crispe. Irrité.

"Écoute, je sais que l'on ne se connaît pas depuis très longtemps. On ne se parle pas tant que ça tous les deux, mais... Si tu veux te confier je suis là. Je... On peut parler de ton début d'année, je peux t'aider. Je suis passé par là moi aussi."

Il semble sincère. Son visage est ouvert, doux, presque compréhensif. Cela l'attire. Mais elle ne peut pas, elle ne doit pas flancher. Quoiqu'il dise ses paroles restent mensongères, sans même qu'il s'en rende compte.
La pensée qu'il s'imagine comprendre sa situation est ce qui lui donne la hargne suffisante pour répliquer.

"Je ne crois pas que tu puisses comparer ta carrière à la mienne. Et je n'ai pas besoin d'aide. Je vais très bien merci. Ça sera tout ?"

"Si tu ne veux pas me parler je comprends. On ne se connaît pas, tu ne veux pas te livrer à un inconnu. Mais s'il te plaît réponds à tes messages. Je ne suis pas le seul à m'inquiéter."

Et elle sait pertinemment de qui parle son coéquipier. Elle parle de son ami qui l'harcèle, qu'elle a lui aussi repoussé. Comme elle est en train de repousser son coéquipier.

Leurs visages semblent les mêmes, ils se confondent dans leurs sentiments. Contrariés, attristés, l'impression d'avoir échoué.
Mais petit à petit, à coups de paroles et de regards. De messages et d'intentions.

Petit à petit son esprit commence à changer. La cage se fissure.

Course en rougeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant