2-"Ce fut un jour sombre." 1/3

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"Ce fut un jour sombre, le jour où ma vie a pris un tournant décisif."
Yerón, apprenti-chercheur.


C'en était trop. Il avait beau s'acharner, il butait sans cesse sur la même difficulté. Yerón balaya rageusement le livre qui mettait ses neurones à si rude épreuve et, sans aucun respect, le laissa atterrir sur le dallage. Il massa doucement ses tempes fatiguées. Comme il en voulait à son maître !

Absent pendant deux longues semaines, celui-ci n'était rentré de voyage que le soir même et au lieu de s'enquérir des difficultés qu'avait pu rencontrer son élève, il s'était enfermé dans son bureau. Son visage reflétant une excitation impatiente, il avait demandé à ce que personne ne le dérange. "Personne" désignant essentiellement Yerón puisqu'il était le seul pensionnaire dans la tour du savant, et remplissait très bien le travail qu'aurait pu faire un domestique.

Yerón s'étira longuement puis haussa les épaules. Comment aurait-il pu réellement en vouloir au vieil homme, alors qu'ils partageaient tous deux la même passion pour la recherche et l'étude, passion qui pouvait les déconnecter du temps à tel point qu'il leur arrivait d'en oublier de manger ou de dormir.

Malgré les longues heures qu'il avait passées à se torturer le cerveau dans sa petite chambre, le jeune homme n'avait absolument pas sommeil. Il ouvrit doucement sa porte et jeta un œil dans les escaliers en colimaçon. La lumière qui illuminait les marches tout en bas témoignait que son maître n'avait sans doute pas quitté la bibliothèque. Une longue nuit d'insomnie s'annonçait pour lui. Puisque tout espoir de s'entretenir avec le vieil homme semblait s'être envolé pour ce soir, Yerón prit vite sa décision. D'après le sablier qui égrenait le temps au-dessus de son lit, Kerentis aurait sans doute bientôt fini son service. Parfait. Revêtant prestement sa veste de lainage épais, il souffla la bougie et ouvrit la fenêtre. Il ne pleuvait plus et l'air de la nuit était frais. Même en été, il ne faisait jamais très chaud sur Pwynyth'.

Aspirant joyeusement une bonne goulée d'air, il s'assit sur le rebord et referma soigneusement la fenêtre derrière lui. Puis, sans plus de formalités, il se laissa glisser dans le vide.

Baissant la tête, il orienta sa chute vers la rampe d'accès qui desservait les étages supérieurs d'une des tours voisines, plus petite. Serpentant entre leur forme élancée, s'enroulant parfois amoureusement autour d'elles avant de rejoindre le sol, ces successions de routes et d'escaliers aux couleurs translucides faisaient la fierté des pwynys. Nul autre peuple ne pouvait se vanter d'avoir des villes aussi belles que les leurs.

Les pouvoirs, tant variés qu'aléatoires, que possédaient les Pwynys, permettaient certaines excentricités à l'architecture de leurs villes. Et les habitants en profitaient pour exprimer leur personnalité par tous les moyens possibles. Certains quartiers étaient le théâtre de féroces compétitions pour la construction de la tour la plus haute, ou de la plus colorée. À tel point que l'Assemblée des Sages se voyait, à l'heure actuelle, contrainte de légiférer pour conserver à la capitale une certaine unité esthétique.

Bien loin de ces considérations, Yerón amortit sa chute par la pensée et atterrit sans encombre sur la rampe d'accès. Il suivit sa douce pente d'un pas alerte puis s'enfonça dans les rues.

L'auberge où travaillait son ami n'était plus très loin. Dans ce quartier dominaient les commerces et les ateliers d'artisans, aussi les bâtiments prenaient-ils des dimensions plus raisonnables, même si la tour restait la forme de prédilection des constructions. Pourtant, plus trapues et plus carrées, elles répondaient davantage à des considérations de fonctionnalité.

Qui dit auberge, dit foule et regards curieux, aussi le jeune érudit réarrangea-t-il ses cheveux blonds en quelques gestes précis, laissant filer entre ses doigts les mèches au bout teinté d'écarlate. Conscient de sa prestance, il aimait attirer l'attention et ses yeux bleus pénétrants y contribuaient beaucoup.

Poussières de TerresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant