Plic-Ploc [Terminée]

Éternel

Justin me tient fortement par la main. Je lui fais un bisou sur la joue pour le calmer un peu. Il pleut aujourd'hui. Je lisse ma robe noire et force mon copain à avancer dans les allées du cimetière. On s'installe aux places qui nous sont attribués. Comme je m'y attendais, il n'y a pas tant de monde. On doit être une vingtaine, à peine.
Je souffle doucement pour calmer mon cœur et regarde Justin. En quelques jours, je l'ai vue dépérir petit à petit. Il a perdu du poids, en témoigne ses joues creusées. Son sourire éclatant à disparus et je ne l'entends plus rire. Et tout ça me fait peur. J'ai peur qu'il se laisse sombrer. J'ai peur parce que je sais que je ne serai pas assez forte pour l'aider à rester à la surface. Et on va juste couler tous les deux... Je sais que ce qu'il traverse est très dur. Il s'en veut. Il se rejoue la scène de la soirée en boucle. Il se dit qu'il aurait dû être plus rapide. Mieux faire les gestes de premiers secours. Il se réveille parfois en pleine nuit, uniquement pour vérifier que je sois toujours en vie. J'ai essayé de lui faire comprendre que ça n'aurait rien changer. Mais dans ses moments là, c'est comme s'il fermait ses oreilles.
Je suis resté chez lui depuis vendredi soir. J'ai prévenu mon frère en lui expliquant à demi-mots ce qu'il se passait. Évidemment, j'ai caché le lien qui m'unissait moi-même à Théo.
Théo... Mon regard se perd sur le cercueil en bois noir. Il a laissé des instructions très précises sur ce qu'il voulait. Allant même jusqu'à la musique. Je ne pensais m'empêcher de me demander à quoi il ressemble. Je suis allé le voir au funérarium, mais je suis resté à peine deux minutes et je suis ressorti.
Les mêmes souvenirs me reviennent en tête, et j'essaie encore une fois de les repousser. J'ai l'impression de revivre les scènes de la même manière. Le cimetière, le cercueil, les fleurs, le trou...

Un prêtre arrive et se place face à nous, à côté du cercueil. Je lève un sourcil en attrapant la main de Justin. Je ne savais même pas que Théo était croyant. J'ai l'impression que je ne savais finalement rien de lui... Sinon j'aurais pu empêcher ça...
Il prend la parole, il nous lit certain extrait de la Bible. Certains me passent au-dessus de la tête, mais deux moments me marque.
- Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d'accepter les choses que je ne puis changer, le courage de changer les choses que je peux et la sagesse d'en connaître la différence.
Je tourne les yeux vers Justin, il écoute religieusement les paroles du prêtre. Je sais que ça doit résonner en lui. Il doit trouver la sagesse d'accepter qu'il ne peut pas changer la situation, mais je sais aussi que c'est dur... Je porte sa main à mes lèvres et dépose un doux baiser dessus.
Le prêtre se déplace un peu, pose sa main sur l'épaule d'un homme. Je l'ai repéré plus tôt en arrivant. La ressemblance est frappante. C'est son père. Et il pue l'alcool. Il a été prévenu du décès de son fils juste après nous. Il a débarqué quatre heures plus tard, complétement saoul. Il a d'ailleurs fait un scandale dans la salle des urgences.
- Écouter, reprend le prêtre. Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux :
un temps pour naître, et un temps pour mourir,
un temps pour planter, et un temps pour arracher ce qui a été planté,
un temps pour tuer, et un temps pour guérir,
un temps pour abattre, et un temps pour bâtir,
un temps pour pleurer, et un temps pour rire,
un temps pour se lamenter, et un temps pour danser,
un temps pour lancer des pierres, et un temps pour ramasser des pierres,
un temps pour embrasser, et un temps pour s'éloigner des embrassements,
un temps pour chercher, et un temps pour perdre,
un temps pour garder, et un temps pour jeter,
un temps pour déchirer, et un temps pour coudre,
un temps pour se taire, et un temps pour parler,
un temps pour aimer, et un temps pour haïr,
un temps pour la guerre et un temps pour la paix.
Il fait une pause et reprend la voix douce.
- Et maintenant, je vais laisser la parole à Abigaëlle, une amie du pauvre défunt.
Je sens les regards se tourner vers moi. Cette fois, c'est Justin qui pose ses lèvres sur ma joue, pour me donner du courage. Je me lève, les jambes tremblantes, et me dirige à l'avant de la foule.
- Merci...
Je parcours l'assemblée du regard et doute un peu de ma démarche. Est-ce que c'est une bonne idée ? Désormais, je suis là, je ne vais pas reculer.
- Je voulais partager avec vous les derniers mots que Théo... Que Théo m'a adressé.
Ma voix déraille légèrement, mais je me force à continuer.
- " Aby, cette vie n'est pas pour moi. Elle est belle. Elle permet à beaucoup de gens d'être heureux. Elle nous offre tous les jours des spectacles formidables. Mais ce n'est pas ce que je recherche dans la vie. La chaleur du soleil sur ma peau ne me réchauffe plus. La beauté d'un coucher de soleil ne m'émerveille plus. La mélodie des oiseaux ne m'enchante plus. Je ne trouve plus ce monde beau."
Je m'arrête un instant et souffle avant de reprendre.
- " Je veux tout de même retirer toute culpabilité aux gens qui me connaisse. Rien n'ais de votre faute. Je ne recherchais pas à aller mieux, je me complaisais dans la noirceur et je cherchais constamment un compagnon à ma tristesse. Je n'aurais pas dû infliger à mes amis et à ma famille mes constantes folies. Je m'excuse, et vous assure que là où je vais, je chercherai la beauté constamment."
Je replie le bout de papier que j'ai entre les mains et essuie une larme qui roule sur ma joue.
- Je vais continuer à vivre, pour Théo. Pour lui montrer, peu importe où il est, que le monde est beau. Et que même avec de la noirceur en moi, je peux trouver tous les jours une nouvelle façon de m'émerveiller.
Je retourne à ma place, le cœur battant. Justin passe son bras autour de moi.
- Je suis sûr que ton papa serait fier de toi.
Je lève les yeux vers le ciel nuageux et sourit tristement. Il ne pouvait pas me dire quelques choses de plus beau. Je veux lui prouver, à lui aussi, que je peux avancer dans la vie. Que je peux vivre pour lui.