Verre de vin à moitié plein

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Je suis assise à table et mange calmement. Au fond, je sens que je voudrais tout engloutir pour détaler loin de la maison mais je me contente d'observer mes parents et de finir le repas le plus discrètement possible.
Ma mère trouverait trop louche que je veuille quitter la table si vite et alors je tomberais dans son inlassable interrogatoire de maman trop curieuse du genre :

"Nila, moi j'en ai marre. Tu sais, je suis ta mère. J'essayes juste de m'intéresser à ce que tu fais ! Je ne connais rien de tes amis ! Tu ne me racontes jamais rien !"

Ce à quoi je me ferais un plaisir de répondre : Mais tu sais maman, ça fait bien longtemps que j'ai perdu leur trace...

Je le connais par coeur son discours pour jouer sur ma fragile affectivité. Et je saurais la faire taire en lui répondant cela car elle comprendrait de suite de quoi je parle.

Avant que mes parents n'aient eu le temps de conclure le dessert, je me lève emportant mon assiette pour la déposer dans l'évier. Au moment où je me projette de quitter la cuisine, priant pour n'entendre aucune réplique de la part de mes parents, ma mère m'interpelle :

- Nth nth... Nila ?

Je serre les dents et me retourne en silence.

- Tes vitamines Nini, tu allais oublier ma puce.

Je saisis alors une gellule dans la petite boite qu'elle a entre les mains et je sors enfin de la pièce.
Mon sac à dos du matin était près, à côté de l'escalier, lui même en face de la porte d'entrée. Je m'en emparai et filai de chez moi. Le soleil de 13h frappait et j'ai hésité à faire demi-tour pour aller chercher un chapeau.

Je repensai à mes parents et décidai finalement de prendre mon vélo pour me mettre en route ; en direction de chez Black et Cyrus. Il habitait sans aucun doute près de chez ses parents.

Le village n'est pas grand mais l'épicerie se trouve à l'autre bout. Il me fallu environ 10 minutes pour y aller.
En chemin, je croisais le regard de Gérald, un vieux que je voyais toujours avec son verre de vin à moitié plein. Je n'ai jamais compris ce vieux. Que je le croise à 10h le matin, en rentrant chez moi, à 13h, etc.. Il était toujours assis sur sa chaise, devant chez lui, sur un chemin où personne ne passait, avec son verre de vin à moitié plein.

- Alors quoi de neuf aujourd'hui dans le coin monsieur Boutaric ? Me moquais-je à chaque fois que je passais.

- Tu feras 'ttention 'tite Nila, ça risque de tonner ce tantôt !

- J'y veillerai M'sieur ! N'oubliez pas de finir votre verre surtout !

Mais il devait être trop sourd pour m'entendre et j'étais déjà trop loin.

Évidemment quand j'arrivais, l'épicerie était toujours ouverte. Le dimanche là-bas c'était tel le rendement d'un samedi après-midi pour un centre commercial. C'était l'aire d'autoroute pour les voyageurs qui passaient par là et la SPA pour les papis volontairement perdus dans le village pour échapper au repas de "famille".
Enfin imaginez la fréquence de travail, Black et Cyrus n'avaient jamais de quoi s'ennuyer. On l'appelait l'épicerie mais en réalité elle était 4 en 1 : bar, tabac, bureau de poste et accessoirement supérette.

À côté de l'épicerie, il y avait un portail qui donnait sûrement accès à leur maison. Je descendis de mon vélo et entrai sans faire de bruit dans une cour qui m'était pour l'instant encore totalement inconnue. Je me retrouvai face à une maison plutôt ancienne. J'étais quand même surprise d'imaginer que celui que j'avais associé à un vagabond, vivant dans une caravane, pouvait vivre dans cette maison. Et qu'il était le fils de Black et Cyrus.

La peinture blanche des volets commençait à s'effriter. D'ailleurs je remarquai que plusieurs d'entre eux étaient fermés : sûrement pour garder la fraicheur de l'intérieur.
La maison me paraissait vide jusqu'à ce que j'entende quelques sons grattés à la guitare acoustique. Je devinais que c'était lui et je me contentai d'avancer jusqu'à la porte. Je frappai timidement.

J'attendis quelques secondes avant de constater qu'il n'y eut aucune réaction. Les battements de la guitare allaient de plus belle.
Je recommençai à frapper plus fort à la porte. Toujours rien.
Je me déplaçai jusqu'à la fenêtre :

- Dom ? Appelais-je.
Je voulais faire demi-tour et revenir sur mes pas, puis je me mis à crier :

- DOMINIQUE !!

De suite, il donna un coup dans le volet qui s'ouvrit brusquement. Je le vis apparaître agacé mais après une fraction de seconde son expression se déforma en une mine surprise.

- Tiens, qui c'est qui a décidé de sortir de son trou ?! Je n'aurai jamais cru te voir ici.

- Figure toi que j'ai failli faire demi-tour, t'es vraiment sourd dès que tu joues !

Il rigola et répliqua :

- Allez monte au lieu de jacasser, c'était ouvert.

Il afficha un sourire moqueur et je m'exécutais.

La porte était en effet ouverte, je m'engouffrai à l'intérieur. Son salon était sombre car peu de lumière passait à travers les volets fermés. Dom m'attendait en haut des escaliers. Je les grimpais un à un en les fixant.
Histoire de ne pas me ridiculiser plus que je ne le suis déjà.
Je relevais la tête et jugeais ensuite que j'étais un peu trop proche de lui à mon goût. Je décidai alors de passer devant lui.

- Suis moi, ma chambre est là.

J'étais quand même étonnée. Je ne le connaissais que depuis quelques jours et voilà qu'il m'invitait dans sa chambre.
La chambre, ça a quand même une valeur sacrée ! On ne la montre pas à n'importe qui, si ?! C'est intime comme pièce. On y accumule nos objets fétiches, nos souvenirs, c'est là où on cache nos doudous parfois ! Je suis partisanne de la valeur sacrée de la chambre ! C'est comme notre univers intime, un bout de nous.
Voilà qu'il m'invite dans sa tête maintenant !

Il s'installe sur son lit et voit que je reste au milieu, légèrement mal à l'aise. Je vois des livres, des feuilles en vrac sur une table, des cd's, quelques affiches, quelques paires de chaussures, sa guitare.
C'est bien une guitare acoustique.
Il voit que je reste plus fixée sur la guitare que sur lui alors il relance :

- Tu sais en jouer ?

- J'en jouais ouais, mais j'ai oublié.

Je fais place au silence. Mais Dom l'interrompt :

- Je peux t'en jouer Nila si tu veux.

J'allais répondre par l'affirmatif avant que je me rappelle qu'il venait de prononcer "Nila".

- Comment t'as deviné mon prénom ?!

LucioleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant