Le monstre de Kamchatka

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Janvier 1985, prison de Kamchatka Russie

Damian Smirnova

Encore une fois, le tour de garde du matin est pour ma pomme. Je commence à croire que les autres gardiens soudoient le directeur de la prison pour ne pas avoir à le faire. Tout le monde se bat pour faire celle de midi. En général il fait moins froid et puis elle dure moins longtemps comme la pause déjeuner tombe pile au milieu du tour de garde.

Au moins, je peux toujours assister au divertissement du monstre même si je ne peux m'imaginer que nous ne devrions pas nous réjouir des morts aussi brutales de ces prisonniers, même s'ils le méritent sans doute pour les crimes qu'ils ont commis.

Le divertissement du monstre consiste à envoyer plusieurs prisonniers en même temps dans une sorte d'arène au centre de la prison et d'y lâcher un monstre. En général, ce sont des prisonniers dont on n'a plus besoin, avec lesquels on ne sait plus rien faire ou bien qui ont essayé de s'échapper.

D'après les rumeurs, le monstre viendrait d'Amérique. Des États-Unis plus précisément. Cette créature, même pour les plus courageux d'entre nous, est terrifiante et bien pire que n'importe quel monstre que l'on pourrait imaginer dans nos cauchemars les plus horribles. Même en la décrivant, personne ne pourrait l'imaginer aussi terrifiante qu'elle ne l'est réellement.

Aujourd'hui, il y a 8 détenus lâchés dans l'arène. Je m'appuie contre la rambarde et observe. La signal de départ retentit et ils se mettent à courir vers la réserve d'armes. La porte s'ouvre lentement. Le monstre ne sort jamais tout de suite, il attend toujours quelques secondes. Juste le temps pour les hommes de s'armer.

Je pense qu'il apprécie la difficulté, le challenge. Bien qu'honnêtement, qu'ils soient armés ou non, le monstre gagne toujours. Il n'a aucune pitié et ne laisse personne échapper à ses crocs. Quand quelqu'un entre dans l'arène, il n'en sort jamais ou bien seulement en charpie dans des seaux.

Le monstre sort enfin de son terrier, de son antre, les prisonniers ont encore un peu d'espoir mais ils n'en n'auront plus dans 10 secondes quand la créature aura dévoré les trois-quarts d'entre eux.

La créature se jette une fraction de seconde plus tard. Je n'arrive jamais à regarder ces horreurs alors je détourne le regard.

Du sang gicle sur les murs de béton armé, des membres s'éparpillent sur le sol, attendant seulement d'être ramassés par d'autres gardiens. Heureusement pour moi, je n'ai jamais eu à le faire. J'ai au moins de la chance pour ça.

Quand je rouvre les yeux, la bête a déjà dévoré l'entièreté des prisonniers. Tous sauf un qui tente de s'enfuir en grimpant sur les paroies. Ce pauvre homme pense sincèrement qu'il va arriver à échapper au monstre.

Il espère peut-être revoir sa famille. Sa femme et ses enfants peut-être. Il espère peut-être qu'il arrivera à quitter l'arène, puis la prison et qu'il arrivera à regagner sa maison à pied dans le froid glacial qui envahit perpétuellement Kamchatka.

Ma famille. Je pense à elle tous les jours. Pas un seul n'échappe à cette règle, pas un. Ma femme et ma fille pensent aussi à moi, je l'espère tout du moins. Elles habitent toutes les deux à Novossibirsk. Ce n'est pas tout prêt alors il est rare que je puisse leur rendre visite et souvent ce n'est l'histoire que d'une ou deux semaines, pas plus. Mais certains gardiens n'ont pas cette chance, alors j'en suis reconnaissant.

Elles ne cessent de me manquer, chaque jour sans elles me semble fade mais je ne peux faire autrement. J'ai l'impression de manquer chaque étape importante de la vie de ma fille. Chaque fois que je rentre, je suis toujours étonné de voir que ma belle petite Esther a encore grandie et qu'elle sait faire de plus en plus de choses dont elle ne tarde jamais à me faire la démonstration. Il est vrai que maintenant, elle est un peu grande et ne me montre plus grand-chose, mais elle en accomplit pourtant tellement plus.

Je quitte un instant ma rêverie pour voir la sortie de la bête. La porte de son antre s'ouvrent lentement comme d'habitude. La créature ne bouge pas d'un pouce. Peut-être qu'ils l'ont tuée ? Non, impossible de tuer une chose pareille.

La créature ne bouge toujours pas, elle regarde autour d'elle puis lève ce qui lui sert de tête vers moi. Mon sang ne fait qu'un tour, un frisson me parcourt le dos.

Impossible qu'elle m'atteigne, tout a été calculé et personne n'a jamais été attrapé en dehors de l'arène.

J'ai parlé trop vite. La créature saute sur les paroies de béton et grimpe de plus en plus haut, de plus en plus vite grâce aux appuis creusés dans le béton aux cours des nombreuses séance de divertissement.

Trop tard. M'enfuir ne servirait à rien. Mon instinct me fait tout de même sortir mon arme et reculer de quelques pas.

Comme tous ces prisonniers, j'ai espoir de revoir ma famille et de m'échapper d'ici. Pourtant, je n'ai rien mérité. Ou peut-être que justement, je le mérite à force de regarder mourir ces pauvres gens.

La bête se jette sur moi et dans un dernier éclair, je revois ma petite Esther et sa maman, notre maison à Novossibirsk et je la vois grandir encore plus vite que la dernière fois.

Ma petite Esther, ma belle Natalia, je vous aime et je regrette de ne pas avoir été là plus souvent à la maison...

Plus rien.

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Poupée russe [EddiexOC]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant