Legend of Shapeshifters (T1)

Chapitre 9 : A travers champs

« Tu sais gamin, je bosse dans les champs depuis que je suis p'tit comme ça. Sans rire ! Avant, j'étais plus au Nord, chez un pur-sanglier qui nous embauchait la journée pour labourer. Au Nord, c'étaient pas loin des ruines. Quand l'soleil se couchait, on avait l'ombre d'une tour qui se jetait sur nous. Eh bien je peux te dire que... Aïe ! T'y vas pas de main morte !... Te dire que ces terres-là, elles étaient si pourries que même des pommes de terre avaient du mal à sortir du sol. Et j'vais te dire : nous, on était de bons ouvriers. C'était pas la faute à nous : c'était la faute aux Humains.

« 'Faut arrêter de les voir comme des espèces de sages omnipotents. Tout ce qu'ils ont fait, c'est empoisonner les terres et notre air. J'le sais bien : j'ai un flair hors pair, et je tripote le terreau depuis qu'je suis haut comme ça. Les autres, ils croient que je suis un complotiste, mais j'sais que j'ai raison : plus on s'éloigne des ruines humaines, plus l'air et la terre sont purs. Parce que c'était ça : les Humains ont pourri not'monde, et c'est pour ça qu'ils ont crevé de faim... C'est fini ? Ah ! Merci gamin, je t'en dois une ! »

L'homme reprit son souffle. Sa main, griffue et recouverte de poils bruns, venait d'être bandée avec soin, emprisonnant les larges gouttes de sang qui coulaient de sa plaie. Il fit frétiller de joie son petit nez duveteux, semblable au museau d'un lapin, et ajouta :

« Tu sais, c'est pas tous les jours qu'on croise un toubib aux champs ! Surtout pour aider un paysan hybride comm'moi. Satanée bêche. Ça c'est encore notre patron qui nous file de la camelote pour bosser avec.

- Oh, non non, je ne suis pas médecin. Mes parents le sont ! J'espère seulement que le pansement tiendra jusqu'à ce soir. Je ne pouvais pas vous laisser dans cet état. »

Au bord du chemin qui traversait les vastes champs de blé vert, aux alentours d'Ewilem, les deux changeurs se relevèrent en faisant craquer leurs vertèbres. Le soleil s'élevait lentement au-dessus des bois. Le paysan reprit sa bêche, et l'autre enfila les bretelles de sa sacoche. Il se pencha et laissa son corps prendre forme animale : un jeune chevreuil de dix-neuf étés, au poil couleur noisette et aux yeux aussi bleus que le ciel. Il s'ébroua, et expliqua :

« Je passais juste par ici pour retourner chez moi, à Ragnok.

- T'en as fait du chemin !

- J'étais en visite chez mes parents, dit joyeusement le chevreuil. Et je devais aller chercher quelques livres chez un antiquaire. »

Il leva un antérieur, sûrement pour reprendre son chemin, mais s'arrêta. Il leva les yeux vers les nuages, les oreilles dressées.

« Par contre... Tenta-t-il avec politesse. Je ne suis pas entièrement d'accord avec vous.

- Ah ?

- Regardez ces structures en métal, là-bas. »

Il parlait probablement de ces pylônes en ferraille, ces squelettes de tours qui ponctuaient la vaste étendue déboisée. Ils s'élevaient au-dessus des champs de blé comme des arbres morts géants, rougis par la rouille, à moitié effondrés pour certains, dévêtus de leurs câbles. Le chevreuil reprit :

« Ils ont été construits par les humains. On ne sait pas grand-chose sur eux, mais comme ils reliaient les villes entre elles, on pense qu'ils servaient à les faire communiquer. Les Humains étaient capables de se parler alors que des lieues et des lieues les séparaient ! Ils étaient capables de défier les lois de la Nature ! »

Le jeune changeur parlait avec tant de passion que son amour pour les sciences de l'ancienne civilisation en devenait indéniable.

« Je ne me berce pas d'illusions. Je comprends qu'on puisse les voir comme des monstres de destruction, mais... Regardez nos villes, et regardez leurs ruines : nous souffrons des épidémies de grippe, nous mettons des jours et des jours pour joindre deux villages, nous ignorons beaucoup de ce que sont les étoiles. Eux pouvaient remplacer un cœur mécanique, créaient des machines volantes, connaissaient les ondes invisibles du soleil. On ne peut pas nier qu'ils étaient des génies. »