1 - Deluge

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              Lorsque les lumières s'éteignent, aux heures intimes du couvre-feu, les compagnons de mon régiment aiment conter leurs histoires. Celles qui sont faites pour être dites dans le noir.

Et chaque nuit, je remonte mon plaid de fortune jusqu'au bout de mes oreilles, évitant le tintamarre collectif et leurs exclamations ébahies.

Chaque nuit, sauf celles où l'on prononce le nom « Général d'armée Hathanaël ».

Leurs histoires, elles sont toutes les mêmes. Des jeux de séduction avec les infirmières, un ami perdu au combat ou les réprimandes d'un caporal.
Celles sur le Général...
...Disons qu'elles sortent du lot.

Il est difficile de déceler la vérité, ou de remonter à quand les rumeurs ont débuté. On dit que le Général Hathanaël ressemble à un ange. Un corps ivoire et svelte, un regard azur autoritaire, et une couronne de boucles blondes qui entoure les traits rosés de son visage, il paraît que sa seule présence glace la pièce.
Mais on dit surtout que s'il a été promu général d'armée, c'est parce qu'il a décimé seul tout un champ de bataille.
Oui, tout le champ de bataille.
Même ses troupes.

Sur un rayon de cinquante mètres, l'immaculée banquise s'est teintée de rouge. Ils racontent qu'il a fallu trois mois pour que la mer redevienne bleue. Ils racontent que le Général a pleuré alors qu'il massacrait tout soldat sur son passage, officiers comme caporaux, Indiens comme Ålandais. Ils racontent même que certains soldats auraient cru voir le Diable en personne.

C'est comme ça qu'il a obtenu son surnom. Général d'armée Hathanaël, dit "Le Séraphin d'Ahriman". Un pléonasme grinçant qui a fait naître des étincelles dans mes yeux et la terreur dans toutes les troupes d'Åland.

Celui qui a fait trembler les cieux, celui qui a défié Dieu.

L'illustre Général d'armée Hathanaël, l'auteur unique de "l'incident du Déluge".
Et mon plus grand rêve est de découvrir la vérité sur les événements de sa vendetta.

« Rajan, si c'est pour avoir l'entièreté de ta crinière qui sort de ton chignon, coupe-toi les cheveux.

— C'est interdit dans notre culture. Je sais que tu as décidé de ne pas la respecter, mais laisse-moi faire mes propres choix.

Je ressors mon miroir de poche. Harshad a beau être de mauvaise foi, il a raison : c'est une calamité. Un type en pousse un autre, qui chute sur une table à quelques rangs derrière nous, et une baston commence sous leurs acclamations enjouées de grosses brutes enragées.

Staffan ne remarque pas, comme d'habitude, et Harshad les observe tandis que je plaque mes mèches en marmonnant, les doigts pleins d'huile de jojoba :

— Oh, oui, c'est interdit. Comme les tatouages, se couper la langue, ou dévoiler ses bras. Ce n'est pas ça qui t'en a empêché, pourtant.

— Ta gueule, Harshad.

Je vais devoir gober les restes de mes haricots rouges si je ne veux pas me faire enguirlander par le Lieutenant. Et punaise, mes doigts sont tout gras.

— Staffan m'a dit que tu avais encore apporté des fleurs à l'Infirmière Blome. Il faut sérieusement que tu arrêtes, tu vas te faire tabasser. Tu sais bien qu'elle est convoitée et que les autres gars ne nous aiment pas, arrête de mettre de l'huile sur le feu.

— Cajsa adore les fleurs, ça lui fait plaisir. S'ils la convoitaient tant que ça, ils sauraient ce genre de choses. Je trouve enfin un Ålandais qui ne se méfie pas de moi, et qui aime les mêmes choses que moi. C'est normal de s'en réjouir.

— Nous sommes Ålandais., rétorque Harshad.

Je fais tourner ma fourchette entre mes doigts, dessine un bonhomme dans la sauce.

Depuis la guerre entre Åland et l'Inde, les Indiens sont méprisés, ici. Superstitions, racisme, croyances... Appelez ça comme vous voulez. Les faits sont les mêmes. Ce n'était pas comme ça, avant. Quand nos peuples étaient alliés.

Harshad et moi sommes indiens. C'est pour ça que nous sommes amis. Parce que les autres membres du bataillon nous évitent. Nous sommes nés à Åland, nos parents sont nés à Åland, mais notre peau révèle tout sur nos ancêtres.

Alors non. Nous ne serons jamais Ålandais.

— Peu importe.

— Tu vas finir par te faire buter, Rajan. Ils vont te prendre à plusieurs et tu mourras.

— Et si je ne meurs pas ?

Harshad met toute la volonté de son corps fractionné à exhaler un soupir qui pourrait réveiller mes futures vies. Staffan, lui, se contente d'éparpiller les bouts de gomme hors de son carnet à dessin.

— Dépêche-toi de finir de manger, face de goa atrophié. »

Il se trompe.

Je ne mourrai pas avant de connaître ma vérité.

Mon enquête sera victorieuse.

Et je pourrai regarder le Général Hathanaël dans les yeux pour lui dire qu'il est tout sauf un monstre.

Il est un Séraphin.

Ropes and InkOù les histoires vivent. Découvrez maintenant