66 Jim

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En attendant qu'Hélène raccroche enfin, je suis assis sur son lit, impatient, m'imaginant toutes les choses que j'ai tant envie de lui faire. Mais plus les secondes passent et plus je vois le visage d'Hélène en train de se décomposer. Ses traits délicats soudain se durcissent. Ses jolis yeux bridés s'assombrissent. Quelque chose ne va pas.

—Oui, d'accord, j'arrive tout de suite, dit-elle à son interlocuteur.

Je me relève de son lit, inquiet.

—C'était qui ? Ton boulot ?

—Je... c'est ma grand-mère, elle... elle vient d'être admise à l'hôpital Pitié Salpêtrière, me répond t-elle avant de s'effondrer en larmes dans mes bras.

Je la serre fort contre moi.

—Qu'est-ce qu'elle a ?

—C'est son rhume, tu sais, celui qu'elle a depuis plusieurs jours. Son état s'est détérioré d'un coup apparemment, elle n'arrive plus à respirer. C'est sa voisine qui a dû appeler le SAMU... Oh mon Dieu, tu te rends compte si elle n'avait pas été là ! C'est de ma faute, je n'aurais jamais dû écouter ma grand-mère hier soir, j'aurais dû écouter mon instinct, y aller direct. Je... Elle était toute seule et...

—Chut, arrête, ça ne sert à rien de te flageller. C'était qui au téléphone, un médecin ?

—Oui, elle vient d'arriver à l'hôpital, elle a été prise en charge aussitôt, je dois y aller.

—Je viens avec toi !

Dans le métro en direction de l'hôpital, j'essaie de rassurer Hélène. Mais je vois bien qu'aucun de mes mots ne pourront apaiser sa culpabilité. Dans ces moments-là, parfois il est préférable de se taire. Assis l'un à côté l'autre, je lui attrape la main que je garde précieusement dans la mienne. La gorge nouée, je repense à la dernière fois où je suis allé à l'hôpital Pitié Salpêtrière...

C'était il y a bientôt dix ans.

Comme souvent après le lycée, tandis que mes potes sont partis faire un futsal, je décide d'aller voir ma mère, hospitalisée depuis plusieurs semaines à cause de son cancer qui regagnait du terrain. On lui avait diagnostiqué une tumeur au cerveau trois ans plus tôt, inopérable et incurable. J'avais quatorze ans quand on nous l'a annoncé à moi et mes frères, et comme pour tous les cancers lorsqu'ils débarquent subitement et sournoisement dans une maison, dans une famille, je ne m'y attendais pas. Ça ne pouvait pas être ça, ce colloque de crétins en blouse blanche se trompaient forcément, ça ne pouvait pas nous arriver à nous, pas à elle.

Impossible de réaliser un truc pareil, cette issue tellement injuste, cette fin tragique et intolérable.

S'en est suivi plusieurs mois de chimio et de rayons pour diminuer la tumeur, afin de lui offrir le plus de temps possible. Le reste de sa vie était désormais une course contre la montre. Le décompte était lancé. Bientôt, je le savais, je n'aurais plus de mère et je devais m'y préparer. Enfin, ça, c'est ce qu'on me rabâchait depuis l'annonce de sa maladie. Mais moi, je n'ai jamais compris comment c'était possible de se préparer à l'avance à la mort d'un être cher. La mort, ça ne se prépare pas, ça se subit le moment venu. Qu'on soit au courant à l'avance de sa venue ou non, la douleur qu'elle inflige reste exactement la même. Vive et violente.

Alors que j'arrive devant la bâtisse imposante datant de 1656, je décide de passer d'abord par le bureau de mon père, directeur adjoint à cette époque de la Pitié Salpêtrière, pour lui demander de me signer un document à mettre dans mon dossier de pré inscription à la fac.

Au rez-de-chaussée, je salue quelques uns de ses collègues. Je me force à leur sourire pour être poli, mais depuis que j'ai franchi les portes pivotantes, j'ai déjà la boule au ventre en pensant à ma mère dont l'état se détériore rapidemment depuis sa dernière admission ici.

Je ne sais pas si elle va rentrer à la maison cette fois-ci, et si oui, pour combien de temps ? Dans quelles conditions ? J'ai entendu mon père parler de soins palliatifs quelques jours auparavant. J'ai envie de donner de furieux coups de poings dans les murs blancs immaculés du couloir que je suis en train de longer. Le bureau de mon père est au fond. J'ouvre la porte sans frapper, je sais qu'il n'a pas de consultation les jeudis.

Mais j'aurais dû frapper.

Ou il aurait surtout dû verrouiller derrière lui, derrière eux.

Je n'oublierai jamais ce que j'ai alors pensé :

Putain papa, c'est qui cette salope que tu es en train de prendre en levrette sur ton bureau ?

Je n'oublierai jamais ses mains cramponnées aux deux gros nibards pendants de cette pute aux longs cheveux blonds.

—Jim ! s'écrie mon père, la pute se couvrant aussitôt les seins avec ses bras en croix.

Je me suis déjà barré en courant.

—Jim ! Attends ! Il faut qu'on parle ! apparaît mon père au bout du couloir.

Je lui tourne le dos, je ne veux plus le voir.

Et ce putain d'ascenseur qui est déjà occupé !

Mon doigt tremblant se met à appuyer frénétiquement sur le bouton.

J'entends mon père se rapprocher.

Putain de bouton rouge.

Soudain, les portes métalliques s'ouvrent. Je fonce tête baissée, me cognant à une femme en blouse blanche qui était déjà dans l'ascenseur et que je n'avais même pas calculée.

—Je suis désolé, m'exclamé-je automatiquement.

—Jim ? dit la femme.

Je lève les yeux. C'est Suzanne, l'une des médecins de ma mère. Elle a un air grave.

—François, dit-elle à l'intention de mon père qui est maintenant juste derrière. C'est ta femme ! Il faut que tu viennes !

A suivre...

Confinée avec un Con fini (FINI)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant