Chapitre 6 : La terre désolée

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Sur toute la terre des changeurs, les Ruines étaient probablement la région la plus calme et la plus oppressante. C'était un territoire figé dans le temps, coloré du vert de la végétation, du gris du bitume, et du pourpre de la rouille. Les Ruines, comme leur nom l'indiquait, étaient les derniers vestiges de ce qu'avait été la grandeur de la civilisation humaine.

Autrefois, c'était le centre d'une métropole majestueuse, dont les tours s'élevaient vers les nuages avec splendeur, dont les routes traversaient la terre et le ciel, dont l'asphalte s'étendait comme une mer figée sur les forêts environnantes. Aujourd'hui, après l'effondrement et la grande Transformation, elle n'était qu'une terre de désolation, vide et déserte. Aucun changeur n'y habitait. Personne ne voulait se mettre dans la peau d'un humain, au point d'élire domicile dans cette jungle grisâtre. Les Ruines n'étaient à présent qu'un lieu d'exploration et de pillage. On ne parlait plus d'elles que pour évoquer les dernières trouvailles : des étoffes, des machines brisées, des matériaux ou des livres.

Les arbres s'élevaient des débris, du lierre envahissait l'architecture, et l'herbe recouvrait les toits et les routes fissurées. On pouvait même entendre quelques passereaux, et apercevoir des grenouilles traverser les rues désertes. Et pourtant, rien ne pouvait troubler ce silence symbolique, ce vide vertigineux, d'une ville laissée à l'abandon.

Mais ce jour-là, dans ce silence pesant, des éclats de voix résonnaient à l'entrée d'une bouche de métro. C'étaient deux changeurs, un homme armé de son arc, et un jeune coyote. Le canidé reniflait le bitume craquelé, oreilles dressées. Il tressaillait à chaque tache de sang qui tombait sous sa truffe. 

« Avec une telle blessure, il ne devrait pas être bien loin. » Grogna-t-il.

L'homme s'accroupit à ses côtés et posa une main douce sur son épaule.

« On va le retrouver. Ne t'inquiète pas. »

Il serra son arc contre son cœur. Une rage sourde le gagnait.

« Nous ne pouvons pas laisser des monstres semer la terreur. Oncle Salomon sera le premier et le dernier, crois-moi. »

Le coyote dévoila ses canines luisantes pour acquiescer, et avec son compagnon, ils reprirent leur route dans la jungle urbaine.

Non loin de là, entre les débris de ciment, de parpaings, et les buissons de ronces, un museau blanc pointa vers le soleil. La bête, pas plus grosse qu'un épagneul, sortit des fourrés avec précaution. Il ignora les épines qui entaillaient ses oreilles et ses joues, puis se dévoila au grand jour. Les deux trappeurs étaient partis. Pour le moment, il pouvait respirer de nouveau.

C'était un porc-épic dont la crasse, la boue et le sang coagulé recouvrait le pelage laiteux. De son épaule s'écoulait un filet rouge qui gouttait. Il ne cessait de le lécher pour tenter d'arrêter le flot. Mais à chaque coup de langue, il sentait la pointe de la flèche s'enfoncer plus profondément dans son muscle. Elle était l'œuvre des deux trappeurs, assoiffés de vengeance, qui traquaient depuis des jours Aaron, l'hybride qui avait assassiné un pur.

Aaron errait çà et là depuis seize jours. Il n'avait pas l'habitude du décompte des journées, se contentant depuis sa naissance de dénombrer les hivers pour connaître son âge. Mais désormais, à chaque fois qu'il voyait le soleil s'engouffrer entre les tours noires, il ne pouvait s'empêcher de penser : « Voilà seize jours que je les ai quittés. ».

Il ne se passait pas un instant sans qu'il ne repense à Kale, Callisto et Lyanna. Que faisaient-ils ? Comment allaient-ils ? A quoi pensaient-ils ? Etaient-ils partis à sa recherche ? Une part égoïste de son esprit le souhaitait, mais cette simple pensée le plongeait dans des idées toujours plus noires. Car depuis seize jours, Aaron ne souriait plus. Il mangeait à peine, traînait sa maigre carcasse dans les ruines, guidé simplement par son instinct de survie depuis que les trappeurs l'avaient pris en chasse. Il s'était volontairement séparé des seules personnes qu'il avait réellement aimées depuis qu'il s'était enfui de chez lui.

Legend of Shapeshifters (T2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant