De nuit, éclairés seulement par quelques torches, les changeurs quittèrent la ville par le Sud, et s'enfoncèrent dans les marais. Le chant discret des animaux nocturnes guidait leur route et après s'être suffisament éloignés de la ville, à l'écart des chemins, sur un ilot sableux, on commença à dresser le bûcher funéraire.
Aaron n'arrivait plus à penser correctement. Un long serpent noir glissait dans ses entrailles, mordant ses côtes et empoisonnant son sang. Il sentait son cœur se durcir comme du métal et sa tête s'ouvrir en une multitude de pensées noires. Une rage profonde. C'était ce que ressentait Callisto envers les assassins de sa troupe. C'était ce que ressentait Kale pour lui-même. Enfin, elle le touchait. De plein fouet. Comme un crochet lui cisaillant le ventre. La scène du meurtre revenait en boucle dans sa mémoire. Il maudissait les puristes, les haineux, les fanatiques. Il haïssait les responsables de ces bains de sang. Il haïssait le camp adverse. Sans s'en rendre compte, ses épines avaient commencé à pousser sur ses bras pendant que le corps brûlait.
Callisto, Lyanna et Kale se tenaient immobiles, incapables de formuler le moindre mot. Là où l'incendie avait frappé aveuglément, comme une menace informe, le meurtre de Memphis était arrivé comme un coup de poing : concret, douloureux.
Lorsque les flammes s'épuisèrent, seule la lune tenait encore compagnie à Aaron, Callisto, Lyanna et Kale. Assis sur le chemin de bois qui rejoignait la ville, ils étaient tournés vers les cendres qui s'échappaient vers le ciel. Lyanna n'osait regarder ses mains, encore rouges de sang. Le silence les enveloppait, attentifs au calme de la nature, loin du monde et de sa folie.
Les yeux posés sur les braises encore rouges, Kale ne pouvait réprimer ce qui grondait au fond de son être. Ces flammes, semblables à celles qui avaient déchiré Varkens quelques semaines plus tôt, brûlaient d'une tout autre amertume. Ce n'était plus la disparition d'un foyer, c'était celle d'une vie, d'une famille. Et malgré lui, avec une honteuse culpabilité, Kale ne pouvait empêcher un affreux soulagement de l'envahir. C'était à Aaron qu'il aurait pu rendre hommage ce soir.
Une vague de remords, bien plus puissante encore, lui serra la poitrine. Les leçons de Vaia, criantes de vérité, se bousculaient dans son esprit. Il était las de ses secrets, de ses mensonges, de ses non-dits. Alors, à voix basse, il lâcha :
« Je suis désolé. »
Ses amis se tournèrent lentement vers lui et il reprit, plus fort.
« Je suis sincèrement désolé. Pour tout. Je n'ai pas de mots sur ce qui vient de se passer et c'est très maladroit de ma part de me lancer là-dedans après la perte de Memphis. Mais, j'ai le sentiment de ne pas avoir été tout à fait honnête avec vous. »
Aaron leva le nez des flammes. Son regard se posa sur le visage de son ami, perdu dans le ciel étoilé. Lyanna frotta machinalement ses mains tachées sur son pantalon. Dans la torpeur générale, Callisto se secoua. Elle s'approcha de Kale et lui frotta affectueusement le dos. Elle lui souffla :
« Qu'est-ce qu'il s'est passé, Kale ? »
Un sourire amer tordit son visage. Il ramena ses genoux vers lui, incapable d'oser formuler la première pensée. Alors, il ferma les yeux, et cessa de réfléchir.
« Devant cet incendie à Varkens, j'ai eu l'impression que tout s'effondrait. J'ai cru réaliser que je n'irais sûrement jamais mieux. Que tout était une boucle et qu'à la clé, ne se trouvait qu'une déception de plus. Depuis Venatio je me sens prisonnier. Les clôtures sont toujours là, autour de moi. Je suis piégé. Piégé par ma perception, par mes peurs, par mes doutes. J'ai peur de tout perdre à nouveau. En vérité, je ne sais pas ce qui a suivi ma sortie. Tout est flou, confus. J'étais terrifié, complètement perdu. Et mes premiers souvenirs concrets remontent aux plages de Varkens.
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Legend of Shapeshifters (T2)
AventuraDepuis les annonces de Rainyd, le climat est orageux à Ewilem. Pour Elv et Wade, plongés au cœur de ces machinations, l'heure est aux rencontres et aux découvertes. Mais dans l'ombre des secrets de la capitale, arriveront-ils à rester soudés ? De l...