3. Guerre froide

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"S'il ne veut rien comprendre, s'il veut que je me débrouille toute seule sans son aide, très bien. Je me soumets à ses conditions."

Voilà ce que Elsie ressasse dans sa tête depuis hier après-midi. Elle est folle de rage, mais elle ressent surtout une grande détresse, comme si elle était perdue en plein milieu de l'océan. Elle a perdu Kiwi, un des seuls souvenirs qu'elle avait de sa mère, son confident, celui qui essuyait ses larmes lorsqu'elle pleurait la nuit sous sa couette. Certains diront qu'elle en fait des caisses, qu'elle surréagit, mais la vérité c'est qu'elle n'a jamais été aussi mal que l'année où sa mère est morte.

Et le pire, le pire dans tout ça, c'est que la raison de son état, c'est son père, et son père lui, n'en a strictement rien à faire. Ses mots résonnent dans son crâne : "essaie d'aller de l'avant" merci papa, mais si c'est pour oublier le passé, à quoi bon ?

"Je l'ai bien compris que tu étais passé à autre chose, toi, pense Elsie. Tu as oublié maman. Alors que moi je ne vis que pour le souvenir de son rire, son parfum, sa voix quand elle me chantait des berceuses, ses mains douces quand elle caressait mon front."

Cela lui rappelle un de ses poèmes : 

"Il y avait tous ces soupirs et ces sourires qui n'appartenaient qu'à toi, mais il ne me reste plus que ton répondeur et les échos de ton rire pour entendre ta voix."

La mère d'Elsie rêvait de se faire publier. Elle avait laissé tomber ses études pour mieux s'occuper de sa fille, et regrettait souvent de ne pas aider son mari à tenir la maison financièrement parlant. Mais elle donnait tellement en amour, en énergie, en bonne humeur... C'était une femme lumineuse. Une femme comme il en existe peu. Et son père veut qu'elle l'oublie ? Même pas en rêve.

"Si je trouvais le courage de le faire, j'irais publier ses écrits à titre posthume juste pour faire connaître le talent de ma mère. Mais je n'y arrive pas. Même si je le faisais en son nom, j'aurais l'impression d'abimer sa mémoire, comme si je m'accaparais son travail. Et de toute façon, depuis le temps mon père a forcément jeté ses écrits, qu'ils soient sur papier ou sur ordinateur.

Elsie sursaute ; quelqu'un toque à sa porte. Elle s'apprête à inviter son père à entrer, mais elle se rappelle leur dernière discussion et préfère ne rien dire.

« Elsie ? C'est papa. Je peux entrer ? »

Aucune réponse. "Elle n'est pas encore endormie à cette heure j'espère, pense-t-il." 

Il ouvre la porte. Elsie a comme à son habitude les yeux fermés, mais il sent qu'elle est réveillée. Il s'assied sur le bord du lit.

« Tu as faim ? »

Elle reste muette. "Oh pitié tu t'es déjà enlevé la vue, ne me dis pas que tu t'enlèves aussi la parole."

« Ecoute ma grande... Je pense qu'on s'est mal compris tout à l'heure. Je ne veux pas que tu aies l'impression que je veux que tu oublies ta mère. Ou que je l'ai moi-même oubliée. Je pense souvent à elle tu sais. Mais quand ça arrive, je me convaincs qu'elle souhaitait le meilleur autant pour toi que pour moi. Elle n'aurait pas voulu qu'on se dispute, elle aurait voulu que nous soyons encore plus soudés. Je ne crois pas au paradis, mais si elle y est, je suis sûre qu'elle lèverait les yeux au ciel devant nos chamailleries, nous qui avons la chance d'être en vie. Alors tu veux bien qu'on essaie d'avancer tous les deux, s'il-te-plaît ? »

Elsie ne dit rien. C'est à peine si elle réagit. Elle ressent toute la peine de son père, mais elle lui en veut terriblement d'avoir jeté Kiwi comme si la peluche ne signifiait rien pour elle. Elle s'imaginait déjà le donnant à son enfant, puis ce dernier le donnant au sien, etc. Alors elle tourne le dos du côté du mur, refusant la conversation. 

Les yeux closOù les histoires vivent. Découvrez maintenant