Éric Emois n'en peut plus.
« Elsie, je me suis habituée à te voir les yeux fermés ces dernières années. Je ne sais même plus quand tu as commencé à avoir cette lubie, mais Dieu sait que ça a été dur pour moi de l'accepter, je dis bien accepter et pas comprendre parce que tu n'as jamais daigné m'expliquer les raisons de ce comportement. Et ce n'est pas faute de t'avoir demandé ! Au début ce n'était pour moi qu'un caprice d'enfant ; bien sûr je t'ai emmené voir des psys pour enfants, qui n'ont servi à rien, j'ose le dire. On en a épuisé environ une trentaine, tu te rends compte ? Trente psychologues qui n'ont pas réussi à t'enlever ton idée de la tête. Ce n'est qu'au bout de la première année que j'ai compris que tu ne changerais pas d'avis : je t'ai mis en enseignement à distance, je me suis renseigné sur les outils d'apprentissage des personnes aveugles... j'ai tout donné pour que tu suives le cours de ta vie normalement en attendant qu'un jour tu daignes rouvrir les yeux. Mais peine perdue ! Cela fait dix ans, dix longues années que tu n'en fais qu'à ta tête. Alors s'il-te-plaît, explique-moi, explique-nous ! »
Une jeune fille se tient en face de lui. Ils sont tous deux assis sur des chaises, et se font face, sauf que son interlocutrice garde les yeux clos. Cette fille, c'est Elsie.
« Ecoutez, Elsie aura bientôt 18 ans. A partir de cet âge-là, elle sera majeure et ne sera plus à ma charge. Et je la connais : elle n'ira pas voir de psy d'elle-même, et à moins d'un miracle et n'ouvrira pas les yeux d'elle-même. Vous pourriez être une psy inutile parmi tant d'autres, mais non : vous êtes notre dernière chance. Ou du moins ma dernière chance... »
Il s'adresse cette fois à une femme derrière un bureau, de l'autre côté de la pièce. Elle est assez jeune, et porte des lunettes rondes qui rendent son visage encore plus triangulaire.
« Je comprends votre situation Monsieur Emois, et je vous promets de tout faire pour que votre fille rouvre les yeux. À présent je vous propose de me laisser seule avec votre fille, que nous puissions faire connaissance, lui répond la jeune psy. »
Monsieur Emois sort de la pièce, laissant Elsie et le docteur Alphonse seules.
« Alors, tu t'appelles Elsie n'est ce pas ?
- Oui.
- Et tu auras 18 ans le 26 mai ?
- C'est ça. »Des phrases courtes et polies qui ne laissent rien transparaître.
"Le travail va être long", ne peut s'empêcher de penser le docteur.
Mais elle doit réussir : elle a bien compris l'urgence de la situation, et se dit que si elle réussit l'exploit de faire ouvrir les yeux à la jeune Elsie, elle gagnera peut-être le respect de ses confrères... Et quelques clients. Les fins de mois sont dures en ce moment, depuis qu'elle a décidé d'être psychologue en libéral.« Je suppose que cela ne sert à rien de te demander pourquoi tu gardes les yeux fermés ? »
Le visage d'Elsie se ferme. Pas de réponse.
« Désolée, je ne voulais pas être intrusive. Je veux juste t'aider tu sais...
- Je sais. »La phrase résonne dans la pièce comme un coup de feu. Elsie a les bras croisés sur sa poitrine, la tête tournée vers le sol. Les yeux obstinément fermés.
"Qu'est ce qui a bien pu se passer dans la vie de cette gamine pour qu'elle choisisse de clore ses yeux durant toutes ces années ?" se demande le docteur Alphonse.
Elle n'en a pas la moindre idée.« Bon... Nous en resterons là pour aujourd'hui. Pour la prochaine fois, j'aimerais que tu me parles de ton enfance. Tu peux essayer de te rappeler le maximum d'éléments possibles ?
- Je peux essayer, lâche Elsie dans un soupir. Je peux y aller ?
- Je... Oui. »La jeune fille se lève d'un bond. Dans la précipitation elle fait tomber sa canne blanche d'aveugle ; le docteur Alphonse se précipite pour l'aider, mais Elsie, d'une rapidité surprenante, la rattrape avant qu'elle touche le sol.

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Les yeux clos
Fiksi Umum"Votre femme... je suis désolée." Ces mots marquent l'esprit d'Elsie depuis ses 8 ans. Depuis le jour où elle a entendu les médecins annoncer une triste nouvelle à son père alors qu'elle faisait semblant de dormir sur un fauteuil inconfortable. Depu...