Pourquoi avoir promis de faire un effort ? Elsie n'en a pas la moindre envie. Elle a promis sur le coup de l'émotion, mais elle regrette amèrement. Elle entend son père siffloter à ses côtés, dans la voiture : il a l'air si heureux, comment pourrait-elle lui annoncer qu'elle a changé d'avis ?
La voiture ralentit.
« Et hop ! Si tu passes un jour le permis, je t'apprendrai comment faire des créneaux parfaits.
- Pour ça il faudrait déjà que j'ouvre les yeux. »
Même sans le voir, Elsie sent le regard de son père peser sur elle. Il enlève ses lunettes et se frotte les yeux.
« Elsie, je... Tu m'as promis d'essayer. Je n'ai aucune idée d'à quel point c'est dur pour toi, et que tu ne veux peut-être pas te confier à moi, mais le Dr Alphonse est là pour ça. Pour t'écouter, te comprendre. Alors... fais un effort, OK ? »
Sans répondre, la jeune fille attrape sa canne et ouvre la portière.
« Elsie... s'il-te-plaît. »
-
Arrivés devant la porte du cabinet, Elsie s'affale sur un fauteuil en soupirant. Mais à peine assise, ladite porte s'ouvre pour laisser sortir un parfum fruité ; le Dr Alphonse s'arme d'un sourire bienveillant et assuré ainsi que de sa plus belle voix :
« Elsie Emois ? »
Cette dernière se lève et rejoint le docteur. Elle tourne la tête vers son père, mais celui-ci répond :
« Je préfère vous laisser toutes les deux, elle aura sûrement plus de choses à dire qu'en présence de son vieux père. »
Cette réplique laisse Elsie sans voix. Comme un automate, elle rejoint sa chaise dans le bureau alors que la jeune psychologue ferme la porte derrière elle.
« Alors Elsie... J'ai relu ton dossier et quelque chose m'a frappé : ton père m'a dit que tu gardes les yeux fermés depuis tes 8 ans, il y a 10 ans donc. Mais n'est-ce pas la même année que la mort de ta mère ? »
Bingo. Sur la trentaine de médecins qu'Elsie a fréquentés, ceux à avoir fait le lien entre la mort de sa mère et sa soudaine cécité se comptent sur les doigts d'une main.
"Voilà qui est intéressant. Voyons voir ce qu'elle réussira à en tirer."
« Peux-tu me parler de ta mère ?
- Elle est morte.
- Oui, d'accord... Mais peux-tu m'en dire plus ? »
Alors qu'elle s'apprêtait à lancer une autre réplique laconique, elle repense à son père et au désespoir dans sa voix quand il lui a demandé d'essayer de s'ouvrir.
« J'étais très proche d'elle. »
Le Dr Alphonse n'en revient pas. Elle ne s'attendait pas à une réponse pareille, pas si vite. Mais Elsie continue sur sa lancée :
« Elle est morte peu de temps après mes 8 ans. Mais je me souviens encore de la couleur de ses yeux ; noisette, avec une touche de vert. Je me rappelle aussi de son rire, cristallin, son sourire, contagieux. Pour mon anniversaire, elle m'avait offert un éléphant en peluche, que j'avais appelé Kiwi. Il y avait son parfum dessus, mais depuis il est parti... Le parfum, pas Kiwi. »
Si la jeune psychologue ne s'attendait pas à quelque chose, c'est bien à ça. Et Elsie ne semble pas vouloir s'arrêter de se confier, comme si elle relâchait un poids qu'elle portait depuis des années.
« Je me souviens encore de son film préféré : Azur et Asmar, de Michel Ocelot. Un dessin animé magnifique sur la tolérance et les différentes cultures. Depuis qu'elle est morte, je me surprends à réécouter le film, sans les images bien sûr, tout en essayant de me rappeler de quelle nuance de rose était la tenue de Jénane, mon personnage préféré. Parfois quand j'écoute le film, c'est comme si j'étais dans les bras de ma mère et qu'on riait toutes les deux aux répliques de Crapoux. Elle écrivait de la poésie aussi. Mon poème préféré a toujours été Valse. C'est le dernier texte qu'elle a écrit avant sa mort. Je pense qu'elle se sentait partir...

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Les yeux clos
Ficção Geral"Votre femme... je suis désolée." Ces mots marquent l'esprit d'Elsie depuis ses 8 ans. Depuis le jour où elle a entendu les médecins annoncer une triste nouvelle à son père alors qu'elle faisait semblant de dormir sur un fauteuil inconfortable. Depu...