Les yeux clos

6. Marché conclu

La voiture de Serena Alphonse file sans avoir l'air de vouloir s'arrêter, jusqu'à tomber sur un quartier assez peu fréquenté. Elle semble vouloir se garer, sans vraiment y arriver.

"Si papa était là, pense Elsie, il me dirait que si j'avais les yeux ouverts, il m'apprendrait à faire des créneaux parfaits."

Si la jeune fille avait eu l'esprit plus clair et qu'elle n'était pas énervée, cette pensée l'aurait faite sourire. Mais elle n'est vraiment pas d'humeur. Elle sait que son père, dans sa fringante cinquantaine, a le droit de refaire sa vie, mais sans savoir pourquoi, cela la rend jalouse. Comme si elle seule ne pouvait pas suffire à la rendre heureux. Bien sûr que c'est égoïste, elle l'admet. Mais elle a surtout du mal à comprendre comment il pourrait remplacer sa mère.

« Elsie ? Est-ce que tout va bien ? »

L'intervention du Dr Alphonse vient briser le silence.

« Honnêtement ? J'avais des attentes quant à ma journée, et rien ne s'est passé comme prévu. J'ai essayé d'entrer en contact avec ma mère, ce qui n'a rien déclenché de plus qu'une tornade, et j'ai découvert que mon père fricotait avec une femme.

- Je suis sincèrement désolée. Je ne pensais pas que...

- Bien sûr que vous ne pensiez pas, la coupe Elsie. Même moi je n'aurais pas pu imaginer que ma mère refuse de communiquer ou que mon père veuille refaire sa vie avec quelqu'un d'autre. Peut-être que j'étais destinée à être dans votre voiture au moment opportun. Mais ce destin, je ne l'aime pas ; parce qu'il est assez brillant quand il s'agit de trouver un moyen de me faire souffrir.

- Tu veux monter boire un verre ? Je peux préparer du thé si tu en as envie.

- Maintenant que je suis là, je ne vais pas refuser. »

Les deux femmes sortent de la voiture, et le Dr Alphonse guide Elsie jusqu'à une porte d'entrée. Elle tape un code et elles rentrent. A l'intérieur de l'immeuble, une odeur de pancakes vient chatouiller leurs nez. Le ventre d'Elsie se tord ; son père adore préparer des pancakes.

Doucement, Serena Alphonse pousse Elsie vers l'ascenseur. Cette dernière se laisse guider dans l'ascenseur, puis jusqu'à un appartement au bout d'un couloir.

Mais quand elle rentre dans le salon, ce n'est plus des pancakes qu'elle sent ; ce sont des roses. Elle a un haut-le-coeur : les roses étaient les fleurs préférées de sa mère. Surtout les roses oranges.

« Tu peux aller t'asseoir sur le canapé, dit le Dr en la guidant dans la pièce. Je vais aller préparer de quoi boire et manger. Thé Earl Grey et marbré vanille-chocolat, ça te va ? »

Elsie répond par un hochement de tête, intimidée dans cet environnement qu'elle ne connaît pas. Elle s'assied sur le bout du canapé, et attrape un coussin à poils longs qu'elle commence à triturer. Le Dr Alphonse la rejoint et pose une tasse et une assiette en face de sa patiente.

« Avant de vouloir être psychologue, je voulais faire un CAP pâtisserie. Et puis mes parents se sont séparés, deux ans après la mort de Joseph. Je l'ai très mal vécu. J'avais mon deuil à gérer, avec un déménagement et les désaccords de mon père et ma mère sur le dos. Je suis allée voir plusieurs psychologues, et quand j'ai commencé à aller mieux, je me suis promise d'utiliser ce que j'avais appris pour aider les enfants à traverser les épreuves de la vie. Comme je te l'ai déjà dit, je me retrouve beaucoup en toi. Quand mon père a refait sa vie avec une autre femme, je me suis sentie très mal ; comme si je ne suffisais pas à son bonheur. J'imagine que c'est pareil pour toi. »

Elsie ne répond rien : Serena Alphonse vient de toucher un point sensible.

« J'aimerais te dire que non, que c'est un amour différent. Que personne ne remplacera jamais ta mère, et que personne ne cherche à prendre sa place. Mais cela ne servirait à rien. Tu vas devoir faire ton propre chemin pour vivre ta vie en paix.