Chapitre 5 - Caleb

254 44 2
                                    

Je dois avouer que j'ai repensé à cette fille pendant un long moment. À tel point que ma paperasse a de nouveau du retard. Et Legrand va me tomber dessus. Si l'on me demande quelles sont les raisons qui m'ont poussé à ne pas travailler correctement, je dirais que je n'en ai aucune idée. Tout plutôt que de livrer que j'ai songé à elle. Ou par préférence que j'ai eu de nouveaux problèmes à gérer au sein de la caserne.
Et accessoirement avec ma conscience.
Je reconnais que si j'aime vaquer d'une affaire à une autre sans trop me poser de questions, le regard effrayé de cette fille me fait m'interroger sur un million de choses. Voire le double. C'est assez incroyable, mais même en m'allongeant dans mon lit avec la perspective d'une interminable nuit reposante — ce que j'attendais depuis une bonne semaine —, j'ai été incapable de m'endormir. Une main passée derrière ma tête, je ne parvenais pas à oublier sa peur et sa colère, toutes deux mélangées. C'est relativement rare quand j'y repense. Non pas sa réaction au moment où nous sommes allés lui rendre nos conclusions. Il faut être honnête, tout le monde le serait, mais ce qui m'interpelle, c'est son comportement lors de l'incendie. Elle avait beau me mettre hors de moi à jouer les filles droites et imperturbables qui voulaient coûte que coûte faire face au feu, j'ai senti en elle une fragilité qui la retenait dans sa propre détermination.
Délia Blanchet a des secrets et comme un con, j'ai envie de les percer, de comprendre. C'est humain comme comportement, je suppose, mais en totale contradiction avec le pompier que je suis. Certaines histoires me taraudent ou me hantent, notamment lorsqu'il s'agit d'une intervention marquante où certains périssent, mais ici, c'est presque habituel. Je ne dirais pas que j'ai beaucoup d'affaires criminelles, mais la plupart du temps, une fois qu'un officier de ma délégation a pris ma suite et que la police est entrée dans l'équation, je ne m'occupe plus de rien. Je me reconcentre plutôt sur mes équipes, mes actions et mon sang-froid. Pourtant là, quelque chose cloche. Cela n'a rien à voir avec elle en tant que personne. Que femme. Mais plutôt concernant son traumatisme et cette histoire de double incident. Je n'ai pas pu en apprendre plus parce qu'à part l'incendie du studio photo, le reste ne me regarde pas. Selon la hiérarchie en tout cas. Mais dans le fond, j'ai besoin de tout savoir, de comprendre pourquoi cette fille a bien plus que des flammes dans ses yeux. Elles brûlent toute son âme et si j'ai toujours été celui qui éteint les brasiers, j'ai envie d'approcher un peu plus près. Certainement pour empêcher le feu de tout calciner comme à mon habitude, mais je n'ai aucune clé en main pour ça.
Je fais partie de ceux qui pensent qu'il faut avoir subi son lot de désespoirs pour accepter d'être assez fort ensuite. C'est sûrement débile, mais c'est ma vision de la vie, parce que j'ai vu bien trop de destins brisés se reconstruire avec nos interventions à la caserne.
Je tourne une énième fois dans mon lit, trop énervé pour dormir de toute façon. Je ne connais qu'un moyen de m'épuiser rapidement pour trouver le sommeil. Ôtez vous toute de suite cette idée de la tête.
Je me relève, attrape un jogging propre et un tee-shirt à la volée avant de récupérer une paire de chaussettes dans le tiroir et mes baskets de running juste à côté. On dormira plus tard, j'ai besoin de me vider l'esprit. Au moins pour ne plus réfléchir.
Après avoir tout enfilé, je quitte mon immeuble au pas de course, dépasse la caserne et commence à allonger mes foulées à travers les rues jusqu'à trouver mon rythme de croisière. Mes pensées s'estompent peu à peu pour laisser place à l'adrénaline qui pulse dans mes veines. Du moins, jusqu'à ce que je passe devant cette boutique.
Le studio photo de Délia Blanchet fait remonter un certain nombre de souvenirs en moi. Son sang-froid et sa férocité le jour de l'incendie. Sa crainte et sa colère lorsque nous sommes allés lui rendre visite. Et étrangement la peine que je lis dans son regard à cet instant précis.
Merde.
Mon souffle se coupe en la trouvant ici et j'interromps ma course, arrêtant la musique dans mes écouteurs par la même occasion.
— Miss Furax ? demandé-je pour être sûr de mon coup alors que ses iris s'embrument tout à coup.
— Qu'est-ce que vous foutez là ? Vous me suivez ?
Je grimace en sentant la douleur d'un point de côté monter alors qu'elle lève les yeux au ciel. Cette fille prend tout pour elle, c'en est presque rasoir. Je suis certain qu'elle pense que le monde tourne autour d'elle.
— Pas franchement. À moins que vous ne soyez en train de courir.
Elle rit faussement avant de poser ses mains sur ses hanches. Sa peau d'ébène brille dans la réverbération du lampadaire à quelques pas de moi et elle est sacrément mignonne avec son air revêche. Dommage qu'elle soit si volatile. Un coup doux comme un chaton puis carnassière comme une tigresse. Elle ne m'effraie pas, mais elle pourrait en repousser plus d'un.
— À cette heure, oui, effectivement, j'adore me challenger sur un petit footing ! C'est une technique pour retoucher mes photos plus vite !
Son air ironique ne m'échappe pas et pourtant, je croise les bras sur mon torse, amusé. Je ne suis pas sûr que ce soit le cas de son côté, mais comme souvent, je m'en moque bien.
— Je ne savais pas ! Au moins, vous aurez terminé rapidement ! Et puis, ce n'est pas comme si vous alliez pouvoir refaire un shooting la semaine prochaine !
Délia soupire tandis que je m'approche d'un pas dans sa direction. Il y a un peu plus d'une huitaine, on était exactement dans cette position, mais je pensais la dégager de mon champ de vision, aujourd'hui, elle est face à moi et je ne cherche pas à détourner le regard.
— Vous êtes drôle. Vraiment, je suis au summum de l'amusement !
Je ris à mon tour avant de me stopper face à elle tandis qu'elle croise les bras sur sa poitrine, faisant allègrement remonter ses seins. Je n'avais pas observé cela sous cet angle.
— On me le dit souvent. Mais plus sérieusement ? Qu'est-ce que vous faites ici à cette heure ?
— Je me balade, ça ne se voit pas ?
Elle recule d'un pas, quittant légèrement la lumière. Son regard se fait plus mystérieux encore et j'ai envie de lui dire d'arrêter ce petit jeu parce que ses secrets hantent mes nuits au point de me lancer dans une course effrénée à cette heure-ci.
— Pas franchement. Ou alors vous aimez les ruines calcinées !
— Sérieusement, adjudant Milliers, vous ne voulez pas me laisser tranquille ? Vous faites tout pour me mettre en rogne, et je dois vous avouer que je commence à en avoir ma claque !
— Je vous taquine, miss Furax, mais je vous assure que ce n'est pas méchant. On appelle cela détendre l'atmosphère, vous devriez essayer.
Je fais de nouveau un pas dans sa direction pour capter son attention et surtout ses prunelles sombres. J'ai l'impression que si je la lâche d'une semelle, je pourrais égarer la moindre information importante. Bien que cela ne me regarde pas franchement.
— Je crois que vous n'avez pas tout compris, adjudant Milliers. Dans l'histoire, j'ai tout perdu, donc votre sourire condescendant, vous pouvez le garder.
Un soupir quitte mes lèvres avant que je ne me reprenne.
— Par pitié, appelez-moi Caleb. Surtout que je suis adjudant-chef, alors l'affront...
Je n'ai pas le temps de finir ma phrase qu'elle me coupe, hurlant au passage. Certains badauds nous observent et j'entends même une vieille femme crier depuis sa fenêtre et pourtant, boule de nerfs ne s'en formalise pas, elle ne cherche même pas à changer son regard de direction.
— C'est la seule chose que vous avez retenue ? Vous ne pensez vraiment qu'à vous !
Je renchéris aussitôt, pas décidé à lui laisser la parole :
— Vous permettez que je finisse ? Non, parce que c'est certain que si vous continuez à me couper, je ne pourrais jamais parler de ce qui vous concerne, miss Furax !
— Vous pouvez arrêter avec ce surnom ?
Je suis sûr qu'elle peut apercevoir la lueur espiègle dans mon regard. Je pourrais, mais assurément, je n'en ai pas envie. Alors, même si je lui jurais de stopper, je serai incapable de m'en empêcher totalement.
— OK. Bon maintenant, vous m'écoutez. Justement, je suis étonné de vous voir dans la rue, le soir d'une nuit noire à vous balader devant ce qui a été le lieu d'une infraction. On ne vous a jamais dit que les criminels revenaient toujours là où ils ont commis leurs actes ? Vous n'apprenez pas franchement, quelqu'un pourrait essayer de s'en prendre à vous !
Ses yeux se font presque fuyants. Surprenant pour cette nana qui semble constamment chercher un point d'ancrage pour ne jamais perdre le fil de la réalité.
— Et céder à un chantage minable d'on ne sait qui ? Certainement pas. Vous tirez des conclusions bêtement, cela pourrait être n'importe qui, même un concurrent qui voudrait me voir couler. C'est peut-être étonnant, mais je suis plutôt bonne dans mon domaine.
— Cela nous fait un point commun. Vous êtes venue comment jusqu'ici ?
Délia joue avec un petit caillou sur le trottoir et ses baskets semblent l'intéresser bien plus qu'autre chose. Et surtout, que moi.
— À dos de marmotte.
— Vous pouvez parler, vous êtes autant cynique que moi. Un autre point commun, qui l'eût cru ?
— Sûrement pas moi. Je vais vous laisser, discuter avec quelqu'un d'aussi désagréable me fatigue. Bonne soirée, adjudant Caleb.
Aussitôt, elle quitte la lueur du lampadaire et prend la direction derrière elle, certainement le chemin le plus court pour regagner son appartement. J'attends une minute qu'elle soit assez éloignée et redémarre mon footing, la suivant sans vraiment savoir pourquoi. Ou du moins, pour ne pas me l'avouer.
J'essaie de rester à une distance raisonnable, mais sa voix me coupe dans mon élan.
— C'est vous le taré finalement. Vous me mettez en garde, mais vous me suivez. Ce n'est pas comme ça que fonctionne les serials killers ? demande-t-elle d'un son clair qui me parvient sans encombre.
Je cherche ce que je pourrais répondre et qui soit un tant soit peu logique, mais pour une fois, je n'arrive pas à tourner sept fois ma langue dans ma bouche : les mots fusent.
— Pour m'assurer que personne ne s'en prendra à vous ce soir.
Elle rit et se retourne.
— Et vous ne pouviez pas me demander de me raccompagner plutôt que de me courir après à une lenteur qui en dit long sur votre comportement ?
— Vous auriez accepté peut-être ?
Elle réfléchit et je sais que j'ai gagné un point. Cette idée fait poindre un sourire sur mes lèvres. J'adore quand il s'agit d'avoir le dessus. Dans toutes les situations.
— Je pense que l'on connaît tous les deux la réponse, pas besoin d'en apprendre plus. Vous me laissez faire du coup ?
— Je n'ai pas mon mot à dire, il semblerait.
J'attends de savoir si elle va se renfrogner, mais c'est le reflet d'un rictus qui se dessine sur son visage. Elle sait faire ? J'en suis impressionné.
— Parfait. On se met en route ?
Elle acquiesce et cette fois, je commence à marcher à ses côtés. Le silence est de la partie, c'est presque gênant. Je crois que l'on s'est tous les deux habitués à des joutes verbales lorsqu'il s'agit de nous voir. Je n'ai aucune idée de pourquoi, mais il faut que je trouve un sujet de conversation et il est encore plus étrange de l'aborder à voix haute que dans mon esprit.
— Vous devez être effrayée par le feu, j'imagine ?
— Vous connaissez beaucoup de monde qui ne l'est pas ?
Je hausse les épaules et enfonce mes mains dans les poches de mon jogging.
— Peut-être, mais pour vous, cela doit être spécial.
À son tour, elle cherche ses mots alors que nous tournons au coin de la rue. Je la suis et pourtant, c'est presque naturel de marcher l'un à côté de l'autre.
— Si l'on considère que je me sens incapable face à tout cela. Je veux dire, le studio, si j'avais été présente, peut-être que j'aurais pu agir.
C'est la première fois qu'elle parle réellement à cœur ouvert, sans se soucier de ce que je vais bien pouvoir lui dire ou bien faire.
— Personne n'est vraiment prêt à ce genre de situations, vous savez, vous ne pouvez pas être certaine de la façon dont vous auriez réagi. Sur le moment, tout est toujours différent.
— Pourtant, vous le faites bien, vous.
Je hoche la tête en continuant d'avancer tandis que nous approchons déjà d'une nouvelle intersection. Je me souviens être passé par ici lorsque nous nous sommes rendus à son domicile avec l'expert.
— J'ai été formé pour cela, c'est mon métier. On m'a appris les bons gestes pour les bonnes situations, ce ne sont pas des choses qui m'arrivent personnellement. Si c'était le cas, j'agirais peut-être différemment. Personne ne le sait.
Elle semble réfléchir à mes paroles alors qu'une autre absurdité sort d'entre mes lèvres.
— Si vous le souhaitez et sur mon temps libre, je pourrais vous accepter pour suivre comme un stage de sensibilisation, peut-être que cela vous aiderait à relativiser, vous rendre compte que l'on ne maîtrise pas souvent quoi que ce soit et accessoirement à tirer un trait sur vos traumatismes.
Il ne faut pas une seconde de plus à miss Furax pour refaire son apparition.
— Je ne vous permets pas de juger ça, c'est quelque chose qui m'est propre et que je gère comme je l'entends ! Je n'ai pas envie que l'on m'apprenne quoi que ce soit à ce sujet. Si j'avais besoin d'un psy, il y en a à la pelle dans les alentours.
Je lève mes mains en signe de reddition tandis que nous arrivons devant son immeuble. Je m'y arrête, me mettant face à elle alors que son regard foncé m'envoie des éclairs. Je pense que si elle le pouvait, elle m'aurait déjà fusillé sur place avec.
— Je ne vous parle pas de cela, je veux seulement vous aider. J'imagine que ce n'est pas facile et peut-être que je pourrais vous apprendre deux ou trois trucs si quelqu'un cherchait de nouveau à s'en prendre à vous par le feu.
— Rassurant.
Je lève les yeux au ciel, sans avoir la moindre idée de ce que je pourrais ajouter de plus pour la convaincre d'accepter, surtout que de mon côté, je ne sais toujours pas pourquoi j'ai proposé cela ni comment je pourrais le mettre en marche. Pourtant, il est bien trop tard pour faire demi-tour. Dans tous les cas, je pourrais y réfléchir quand je serai dans mon lit parce que pour me sortir Délia Blanchet de la tête alors que je suis spécialement tombé sur elle pendant mon footing, c'est désormais impossible.
— Je vous laisse mon numéro de téléphone et si jamais vous changez d'avis, vous pouvez me joindre ou me trouver à la caserne, comme vous le souhaitez.
Elle m'observe, sur la défensive alors que je lui tends une vieille carte de visite complètement élimée cachée dans la coque de mon iPhone. Cela fera l'affaire pour aujourd'hui. J'attends une seconde qu'elle s'en saisisse avant d'ouvrir la porte de son immeuble. Je m'imagine qu'elle va disparaître sans un mot, mais encore une fois, elle me cloue sur place.
— Ne vous faites pas trop d'idées quand même. Bonne soirée.
Je n'ai pas le temps de répondre que la lourde porte métallique se referme, me laissant dans mes pensées. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé ce soir, mais j'aurais peut-être mieux fait de rester dans mon lit, maintenant que j'y repense.

Lutter - ON FIRE TOME 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant