I. Mauvaise Lune

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Les premières secondes pendant lesquelles les reflets de la lune caressent ma peau d'humaine, cela me brule.

Pas étonnant, je foule la terre ferme une ou deux fois par an, pas plus.

Mes amies sont plus téméraires que moi, elles aiment découvrir en douce le monde à la surface.

Je ne les comprends pas. Les fonds marins ne sont certes pas l'endroit le plus beau sur cette planète, mais c'est chez nous. Je n'ai jamais ressenti le besoin d'explorer cet inconnu hors de l'eau.

Mais j'aime nos traditions et je sais les honorer.

Alors, je me joins à mon peuple pour célébrer l'une des plus vieilles d'entre elles. Et, à quelques jours du solstice d'été, nous nous retrouvons sur la terre ferme pour ces festivités tout le long de la nuit.

Rien ne pourra nous arrêter, à part les premiers rayons du soleil au petit matin.

Oui, nous savons aussi bien nous amuser que les humains.

Et nous avons quelque chose en plus pour embellir nos rassemblements mystiques : notre magie. Aux alentours du solstice, elle est plus puissante que jamais. Pourtant, elle n'est pas très développée, nous pouvons seulement manipuler l'eau sous toutes ses formes.

Mais nous sommes inoffensifs. Enfin, c'est surtout car nous ne voulons pas causer de problèmes ni nous mêler aux mortels. Ils nous ont trop blessés par le passé.

— Aylee, viens danser !

Et moi, je suis la moins selkie de toute ma colonie.

Utiliser ma magie, je trouve ça inutile. Quitter notre océan, je trouve ça dangereux. Danser ? Je n'ai jamais réussi à apprécier le contact du sol dur sous mes pieds nus.

— Non, ça ira, merci.

Assise sur un rocher, les orteils dans l'eau, je me recroqueville quand ma cousine s'approche de moi.

— Détend-toi, il n'y a aucun humain à des kilomètres à la ronde !

Sienna me connait. C'est vrai qu'ils me font un peu peur, ces mortels. Ils nous ont chassés pendant des siècles, avant de nous reléguer au rang de légendes irrationnelles. C'est pour cette raison que nous pouvons vivre en paix ici, au Nord de l'Ile de Skye. C'est aussi parce que cette partie de l'ile est très peu habitée.

Nous pouvons donc profiter du calme de cette plage sans risquer d'être interrompus par ces fichus humains.

— Tu sais que je n'aime pas danser.

— Je sais que tu es une vraie rabat-joie, c'est clair.

— Je sais m'amuser ! Sous l'eau.

— Et pourtant, c'est tellement plus beau ici !

Elle fait un grand geste de la main vers la plage et la végétation derrière nous. C'est vrai, la terre ferme est sublime. Notre ile vallonnée a quelque chose d'indomptable, soumise et magnifiée par les éléments qui se déchainent parfois sur elle.

Il parait que le reste de l'Ecosse est comme ça. C'est ce que m'ont rapporté Sienna et d'autres amies après s'être aventurées bien loin de chez nous. Grâce à mes semblables, nous connaissons bien le monde à la surface. Certains se sont même liés d'amitié avec des mortels et se sont spécialisés sur l'étude de leur mode de vie.

Quelle idée !

Sienna passe ses doigts dans ses longs cheveux blancs, aux reflets bleu glacier, comme les miens, puis se retourne vers moi.

— Allez, Aylee, me supplie-t-elle. En plus, Kiran est là, ce soir.

Je me redresse et oublie de feindre mon désintéressement quand on parle de lui.

C'est inhabituel, nos hommes préfèrent jouer avec les bateaux d'humains qui braveraient les flots en pleine nuit plutôt que de venir danser. Ils ne font que les provoquer et ne causent pas de catastrophes.

Avant, en revanche... les histoires viennent bien de quelque part. Les selkies masculins aimaient faire souffrir les navires et leurs occupants.

Nous sommes devenus bien pacifistes.

— Je savais que cette information allait te faire réagir.

Kiran est celui qui fait battre mon coeur depuis des mois. Je ne saisis pas pourquoi c'est lui que j'ai choisi. Peut-être parce qu'il est grand, fort (comme tous les selkies, en fait), je l'ignore. Mais c'est lui que je veux.

Les relations selkies sont simples : nous vivons avec celui ou celle que nous aimons, nous faisons des enfants et nous séparons si les sentiments se fanent. Pas de mariage, comme à la surface, pas de promesses futiles, nous vivons au gréé de nos émotions.

Cela fait si longtemps que j'essaie d'attirer l'attention de Kiran, c'est peut-être l'occasion. J'ai ce fâcheux défaut d'être timide. Mais je suis aussi déterminée.

Et je suis consciente qu'il a une dizaine de prétendantes qui tenteront de le séduire en cette nuit enchanteresse.

L'arrivée du solstice augmente tout : nos pouvoirs, notre allégresse... notre désir.

Alors, je me lève et laisse tomber dans le sable ma peau de phoque. Cette animal qui ne fait plus rêver cache pourtant notre légende méconnue.

Au fil des siècles, nous avons manqué de prudence envers les humains. Ils nous ont aperçus des milliers de fois, à plonger dans les vagues.

Femmes, dauphins, hybrides, phoques ? Nos silhouettes dissimulées sous nos fourrures et leurs nageoires ont rendu notre nature confuse aux yeux de ces hommes. C'est de cette confusion qu'est né notre mythe.

— Allez, cousine, en piste ! s'exclame Sienna en me prenant par le coude et en m'entrainant vers le cercle formé par les nôtres, de l'autre côté de la plage.

Lorsque nous quittons notre vêtement, hors de l'eau, nous nous promenons dans le plus simple appareil. La nudité n'est pas aussi sacralisée que chez les humains. Je ne vois d'ailleurs pas pourquoi ils s'affublent de plusieurs couches de tissus qui doivent être fort désagréables.

Sienna et moi arrivons près du brasier allumé. Cette chaleur est une sensation étrange.

Je repère Kiran qui boit au goulot d'une bouteille en verre, imité par ses amis. Son regard se pose sur moi et je tressaille. Nous n'avons pas d'alcool, sous la mer, alors mes camarades aiment en dérober aux terrestres, puisqu'ils adorent gambader sur cette ile.

— Le meilleur moyen pour qu'il te remarque, me glisse ma cousine à l'oreille, c'est que tu mettes le feu au sable avec tes petits orteils et tes jolies jambes.

— Ça va surtout le faire rire, marmonné-je.

— Maintenant tais-toi et suis-moi !

Je la laisse m'entrainer avec les autres danseurs. Très vite, je ressens les effets de la magie qui flotte dans l'air. Son effet euphorisant envahit mon esprit.

Je ne me reconnais pas, moi la plus grande timide de notre groupe, au milieu de ces centaines de créatures, lorsque j'entame des pas légers en rythme avec les tambours.

Mais j'aime ça.

Alors je m'abandonne. Je ferme les yeux et mon corps obéit à la musique. Des mains m'effleurent, mes cheveux volent autour de moi, la sueur coule le long de ma nuque.

Une paume se pose sur ma hanche. Je souris. Au fond de moi, je sais qui c'est, même si j'ai du mal à le croire.

Je m'apprête à me retourner quand un poids invisible m'écrase la poitrine.

Je me fige, horrifiée.

Je n'ai jamais eu à faire à ce choc intérieur, mais je sais ce que c'est.

Bon sang, je sais ce que c'est, mon âme me hurle l'impensable :

On m'a volé ma peau.

On m'a volé ma liberté.

SELKIEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant