IX. Choisir sa place

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En ce matin d'hiver, je nage dans l'eau glacée pour aller retrouver mes semblables. Le soleil n'est pas encore levé, alors le froid est mordant.

Mais les selkies sont faits pour résister à ces températures extrêmes.

Je suis épuisée.

Sean et moi avons passé la nuit éveillés. Cela faisait un moment que ça ne nous était pas arrivé. Mais il avait plein de choses à me raconter. Son nouveau travail, son emménagement dans la ville où habitait son père, la fin des dettes que ce dernier lui avait laissées.

Je suis si heureuse de le voir sourire à nouveau.

Faire son deuil a été difficile. Les premières semaines, il sombrait parfois dans une profonde tristesse.

Cela fait six mois que nous nous réunissons sur la même plage. Il est devenu mon ami le plus précieux.

Nous ne nous sommes plus embrassés depuis la première nuit, pourtant je me sens désormais plus proche de lui que jamais.

Et si loin de l'océan.

C'est mieux ainsi,

Je ne sais pas quoi faire pour concilier ma maison et lui.

Ma maison qui ne l'est plus vraiment. Il faut que je me rende à l'évidence. Je ne ressens plus ma même chose envers les miens. Surtout, j'ai compris quelque chose : cette sécurité que j'appréciais auprès de mon espèce et qui me rassurait, je l'ai trouvée ailleurs.

Avec Sean.

Peut-être même encore plus forte.

Mon appartenance glisse petit à petit entre deux mondes.

Au-delà de mes sentiments envers lui, tout ce qu'il me rapporte du sien fait enfler ma curiosité.

Lorsque j'arrive sur l'ilot qui nous sert de refuge, Sienna m'attend.

— Tu étais encore avec lui ?

Elle ne m'en veut pas de mes absences répétées. Non, elle parait presque envieuse de ce que je vis.

— Oui.

— Tu es amoureuse de ce terrestre ?

Je m'assois à côté d'elle, emmitouflée dans ma peau d'animal.

Si je dis oui, cela sera trop réel. Et inaccessible.

— Tu sais ce que disent les humains sur les selkies, Aylee ?

— Que nous sommes comme les sirènes, marmonné-je.

— Non, pas du tout ! Au contraire. Les sirènes ont fini par constituer le mythe de femmes démoniaques, vicieuses, dangereuses pour l'homme, qui les séduisent pour mieux les détruire.

— Ce qui n'est pas tout à fait faux.

— C'est clair. Mais nous, les selkies, nous sommes tout l'inverse : nous représentons l'océan dans toute sa beauté. La recherche d'un bonheur idéal. Le peu d'histoires entre selkies et humains ont existé, Aylee.

— C'était il y a des siècles...

— Et alors ? Ces concepts sont éternels. L'Homme poursuivra toujours cette idée d'un amour inconditionnel, ça ne changera pas.

— Pourquoi me dis-tu ça ?

— Parce que, justement, notre espèce a aussi la chance de connaître ça, des sentiments réciproques.

— Nous ne pouvons pas demeurer trop longtemps loin de l'océan.

— C'est faux. Nous le pouvons, et tu sais comment.

Je me retourne vers elle, ébahie.

Je sais ce qu'elle sous-entend.

— Tu l'aimes, avance-t-elle, et je ne peux la contredire. Si tu veux découvrir son monde sans être retenue par l'appel de l'océan, tu n'as qu'à lui confier ta fourrure.

Sienna m'incite à la quitter.

À prendre une décision.

Je ne pourrais pas faire de simples aller-retours. Ce lien avec la mer doit être soit continu, soit définitivement coupé pour que j'en sois libérée.

— Et, si c'est bien un honnête homme comme tu me l'as décrit, il te la rendra et te libérera si tu souhaites retourner avec nous.

Elle me parle comme si elle connaissait déjà ma réponse à cette proposition.

Et, au fond de moi, je la connais aussi.

Ma vie serait liée à celle de Sean. Il ne voudrait peut-être pas être responsable de ça.

— Tu souhaites découvrir son monde ? me demande Sienna.

Six mois que j'y pense, la certitude me heurte violemment.

— Oui, soufflé-je.

— Alors dis-lui. Vous n'allez pas passer votre vie à vous retrouver sur cette plage, de nuit. Arrivera un jour où il rencontrera une jolie petite terrestre, et il te délaissera pour elle.

Cette hypothèse me dégoute.

Je dois agir si je ne veux pas qu'elle se réalise.

— Mais, Sienna, je ne vous verrais plus...

— Aylee, tu oublies que nous adorons nous aventurer là-bas, s'amuse-t-elle. Nous aurons toujours moyen de nous revoir.

Elle me prend la main et la serre affectueusement.

— Je n'en reviens pas que ce soit toi, me dit-elle, celle qui n'était absolument pas intéressée par leur monde, qui finisse par nous quitter pour lui.

— Moi non plus...

— Alors va-t'en, m'incite-t-elle en lâchant mes doigts.

Son regard de soutien me réchauffe le coeur.

Je n'ai pas besoin de grands au revoir, ce n'est pas dans nos coutumes. 

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