Il y avait une semaine qu'avait fini dans la capitale Koné Ibrahima, de race malinké, ou disons- le en malinké : il n'avait pas soutenu un petit rhume...
Comme tout Malinké, quand la vie s'échappa de ses restes, son ombre se releva, graillonna, s'habilla et partit par le long chemin pour le lointain pays malinké natal pour y faire éclater la funeste nouvelle des obsèques. Sur des pistes perdues au plein de la brousse inhabitée, deux colporteurs malinké ont rencontré l'ombre et l'ont reconnue. L'ombre marchait vite et n'a pas salué. Les colporteurs ne s'étaient pas mépris : « Ibrahima a fini », s'étaient-ils dit. Au village natal l'ombre a déplacé et arrangé ses biens. De derrière la case on a entendu les cantines du défunt claquer, ses calebasses se frotter ; même ses bêtes s'agitaient et bêlaient bizarrement. Personne ne s'était mépris. « Ibrahima Koné a fini, c'est son ombre », s'était-on dit. L'ombre était retournée dans la capitale près des restes pour suivre les obsèques : aller et retour, plus de deux mille kilomètres. Dans le temps de ciller l'œil !
Vous paraissez sceptique ! Eh bien, moi, je vous le jure, et j'ajoute : si le défunt était de caste forgeron, si l'on n'était pas dans l'ère des Indépendances (les soleils des Indépendances, disent les Malinkés), je vous le jure, on n'aurait jamais osé l'inhumer dans une terre lointaine et étrangère. Un ancien de la caste forgeron serait descendu du pays avec une petite canne, il aurait tapé le corps avec la canne, l'ombre aurait réintégré les restes, le défunt se serait levé. On aurait remis la canne au défunt qui aurait emboîté le pas à l'ancien, et ensemble ils auraient marché des jours et des nuits. Mais attention ! sans que le défunt revive ! La vie est au pouvoir d'Allah seul ! Et sans manger, ni boire, ni parler, ni même dormir, le défunt aurait suivi, aurait marché jusqu'au village où le vieux forgeron aurait repris la canne et aurait tapé une deuxième fois. Restes et ombre se seraient à nouveau séparés et c'eût été au village natal même qu'auraient été entreprises les multiples obsèques trop compliquées d'un Malinké de caste forgeron.
Donc c'est possible, d'ailleurs sûr, que l'ombre a bien marché jusqu'au village natal ; elle est revenue aussi vite dans la capitale pour conduire les obsèques et un sorcier du cortège funèbre l'a vue, mélancolique, assise sur le cercueil. Des jours suivirent le jour des obsèques jusqu'au septième jour et les funérailles du septième jour se déroulèrent devant l'ombre, puis se succédèrent des semaines et arriva le quarantième jour, et les funérailles du quarantième jour ont été fêtées au pied de l'ombre accroupie, toujours invisible pour le Malinké commun. Puis l'ombre est repartie définitivement. Elle a marché jusqu'au terroir malinké où elle ferait le bonheur d'une mère en se réincarnant dans un bébé malinké.
Parce que l'ombre veillait, comptait, remerciait, l'enterrement a été conduit pieusement, les funérailles sanctifiées avec prodigalité. Les amis, les parents et même de simples passants déposèrent des offrandes et sacrifices qui furent repartagés et attribués aux venus et aux grandes familles malinké de la capitaleComme toute cérémonie funéraire rapporte, on comprend que les griots malinké, les vieux Malinkés, ceux qui ne vendent plus parce que ruinés par les Indépendances (et Allah seul peut compter le nombre de vieux marchands ruinés par les Indépendances dans la capitale !) « travaillent » tous dans les obsèques et les funérailles. De véritables professionnels ! Matins et soirs ils marchent de quartier en quartier pour assister à toutes les cérémonies. On les dénomme entre Malinkés, et très méchamment, « les vautours » ou « bande d'hyènes ».
Fama Doumbouya ! Vrai Doumbouya, père Doumbouya, mère Doumbouya, dernier et légitime descendant des princes Doumbouya du Horodougou, totem panthère, était un « vautour ». Un prince Doumbouya ! Totem panthère faisait bande avec les hyènes. Ah ! les soleils des Indépendances !
Aux funérailles du septième jour de feu Koné Ibrahima, Fama allait en retard. Il se dépêchait encore, marchait au pas redoublé d'un diarrhéique. Il était à l'autre bout du pont reliant la ville blanche au quartier nègre à l'heure de la deuxième prière ; la cérémonie avait débuté.
Fama se récriait : « Bâtard de bâtardise ! Gnamokodé ! » Et tout manigançait à l'exaspérer. Le soleil ! le soleil ! le soleil des Indépendances maléfiques remplissait tout un côté du ciel, grillait, assoiffait l'univers pour justifier les malsains orages des fins d'après-midi. Et puis les badauds ! les bâtards de badauds plantés en plein trottoir comme dans la case de leur papa. Il fallait bousculer, menacer, injurier pour marcher. Tout cela dans un vacarme à arracher les oreilles : klaxons, pétarades des moteurs, battements des pneus, cris et appels des passants et des conducteurs. Des garde-fous gauches du pont, la lagune aveuglait de multiples miroirs qui se cassaient et s'assemblaient jusqu'à la berge lointaine où des îlots et lisières de forêts s'encastraient dans l'horizon cendré. L'aire du pont était encombrée de véhicules multicolores montant et descendant ; et après les garde-fous droits, la lagune toujours miroitante en quelques points, latérite en d'autres ; le port chargé de bateaux et d'entrepôts, et plus loin encore la lagune maintenant latérite, la lisière de la forêt et enfin un petit bleu : la mer commençant le bleu de l'horizon. Heureusement ! qu'Allah en soit loué ! Fama n'avait plus long à marcher, l'on apercevait la fin du port, là-bas, où la route se perdait dans une descente, dans un trou où s'accumulaient les toits de tôles miroitants ou gris d'autres entrepôts, les palmiers, les touffes de feuillages et d'où émergeaient deux ou trois maisons à étages avec des fenêtres persiennes. C'étaient les immenses déchéance et honte, aussi grosses que la vieille panthère surprise disputant des charognes aux hyènes, que de connaître Fama courir ainsi pour des funérailles.
Lui, Fama, né dans l'or, le manger, l'honneur et les femmes ! Éduqué pour préférer l'or à l'or, pour choisir le manger parmi d'autres, et coucher sa favorite parmi cent épouses ! Qu'était-il devenu ? Un charognard...
C'était une hyène qui se pressait. Le ciel demeurait haut et lointain sauf du côté de la mer, où de solitaires et impertinents nuages commençaient à s'agiter et à se rechercher pour former l'orage. Bâtardes ! déroutantes, dégoûtantes, les entre-saisons de ce pays mélangeant soleils et pluies.
Il tourna après un parterre, monta l'allée centrale du quartier des fonctionnaires. Allah en soit loué ! C'était bien là. Fama arrivait quand même tard. C'était fâcheux, car il allait en résulter pour lui de recevoir en plein visage et très publiquement les affronts et colères qui jettent le serpent dans le bouffant du pantalon. impossibilité de s'asseoir, de tenir, de marcher, de se coucher.
Donc il arriva. Les dioulas couvraient une partie du dessous de l'immeuble à pilotis ; les boubous blancs, bleus, verts, jaunes, disons de toutes les couleurs, moutonnaient, les bras s'agitaient et le palabre battait. Du monde pour le septième jour de cet enterré Ibrahima ! Un regard rapide. On comptait et reconnaissait nez et oreilles de tous les quartiers, de toutes les professions. Fama salua, et
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LES SOLEILS DES INDÉPENDANCES
Non-FictionTable des matières Couverture DU MÊME AUTEUR Copyright Première partie 1. Le molosse et sa déhontée façon de s'asseoir 2. Sans la senteur de goyave verte 3. Le cou chargé de carcans hérissés de sortilèges comme le sont de piquants acérés, les collie...