2. Ce furent les oiseaux...

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Malgré cet état, chaque matin il se réveillait avant les chants du coq pour se livrer à la bonne prière du matin qui prépare la rencontre avec les mânes des ancêtres et le dernier jugement d'Allah. Au fond il était heureux de finir. Il regrettait très peu de choses et parmi celles-ci il y avait Salimata. Fama s'était toujours dit que, quelques instants avant sa mort, il aurait convoqué Salimata, l'aurait priée de pardonner les années de malheur qu'il lui avait fait vivre. Il ne le pourra pas. Mais Allah connaissait les bonnes intentions. Allah a dit que le paradis de la femme se gagnait dans la fumée de l'accomplissement du devoir de son mari. Alors Allah pouvait prévoir pour Salimata une place de repos dans son paradis éternel. Elle avait fait son devoir, plus que son devoir. Elle avait souffert pour les autres et pour Fama sans le bénéfice et la récompense d'Allah. Fama déplorait aussi que ses restes ne reposeraient pas dans les terres du Horodougou. Il s'apercevait maintenant des mensonges de tous les marabouts, de tous les sorciers et devins qui constamment lui avaient prédit que son sort était d'arriver un matin à Togobala, en grand chef, accompagné d'un cortège étonnant, avant de mourir dans le Horodougou, avant d'être enterré dans le cimetière où reposaient ses aïeux. Tout cela s'avérait faux ; à moins que... Les possibilités du Tout-Puissant étaient sans bornes
Des journées entières passées à ruminer des idées aussi tristes sur la mort remplissaient les nuits de Fama de rêves terribles.
Un matin, quelques instants avant le réveil, un songe éclata devant ses yeux. Et quel songe ! On lui cria : « Regarde-toi ! Regarde-toi ! Tu es vivant et fort. Tu es grand. Admire-toi ! »
A califourchon sur un coursier blanc, Fama volait, plutôt naviguait, boubou blanc au vent, l'étrier et l'éperon d'or, une escorte dévouée parée d'or l'honorait, le flattait. Vrai Doumbouya ! Authentique ! Le prince de tout le Horodougou, le seul, le grand, le plus grand de tous. Au-dessous fuyait un manque, un désir, quelque chose qui avait glissé à travers les doigts. Était-ce un cheval ? une femme ? Fama se courba, se pencha, mais ne put rien distinguer, le manque filait comme le vent, il était luisant comme la traînée de queue d'un lointain feu de brousse. A bride abattue, Fama le poursuivait, peinait de le poursuivre ; et cela fuyait, détalait plus vite, menaçait de disparaître, et sa disparition, on se le disait, laisserait l'univers orphelin avec le malheur de la sécheresse du cœur. Et pourtant Fama exultait, se pâmait de joie, se disant : « La chose court à sa perte, sur le chemin l'attend, solide comme un roc, celui qui l'accaparera. »
Et enivré de joie Fama éclata de rire, d'un rire fou ; il rit si fort qu'il se réveilla, et réveillé continua à s'esclaffer, à pouffer jusqu'à...

Le matin était là, le soleil haut remplissait la cellule de tout son feu. Autour, le pétillement assourdissant après un sommeil profond et un rire bruyant. L'heure de la première prière avait passé ; il aurait été ridicule de se courber, par un soleil aussi loin. Des éclats de rire, des voix, des sifflotements et des pas se faisaient entendre derrière la porte. Intrigué, Fama tendit l'oreille : toute la caserne vibrait, bruissait du brouhaha de l'orage battant la forêt. Il voulut écouter ; on poussa la porte, l'ouvrit. Des gardes présentèrent à Fama un bouffant neuf, un grand boubou, une chéchia et des babouches, neufs aussi. Fama devait les revêtir immédiatement et suivre les gardes. En s'habillant, il constata qu'au milieu de la caserne sur la place d'armes, des ouvriers et des soldats se dépêchaient de donner les derniers coups de marteau à la tribune qu'ils avaient construite dans la nuit, et d'aligner des chaises et des bancs. Des voitures étaient stationnées pêle-mêle derrière la caserne.
Lorsque Fama s'en alla avec les gardes, ceux-ci lui apprirent que depuis les premières lueurs du matin des voitures étaient arrivées de toutes les provinces de la république. Tous les ministres, secrétaires généraux, députés, conseillers économiques et généraux étaient déjà là. Mais ils ne purent en dire plus : c'était déjà la place d'armes. Les gardes firent asseoir Fama sur un banc parmi d'autres détenus. Derrière la tribune, les griots et griottes, les tam-tams, les balafons, les cornistes et les danseurs constituaient une foule compacte et bigarrée Des officiels arrivaient, choisissaient des chaises et s'asseyaient.
Mais soudain les accents métalliques des griottes retentirent, les cris des griots suivirent et ensemble tous les instruments de danse donnèrent. Alors le président, oui ! le président de la république des Ébènes lui-même, suivi de toutes les grandes personnalités du régime apparut. Le vacarme des cris et des tam-tams se poursuivit jusqu'au moment où il monta à la tribune et s'installa majestueusement à la place d'honneur. Le secrétaire général fit alors un petit signe et tout se tut. Il annonça que le président allait prononcer un important discours. Le chef de l'État se redressa. Le tintamarre recommença, mais un second geste du secrétaire général amena le silence. Le président avança, promena un regard sur la foule médusée. Un garde s'empressa d'arranger le micro dans lequel le chef d'État souffla puissamment pour se désenrouer. Les applaudissements, les tam-tams et les cris des griots repartirent. Le secrétaire général une troisième fois dut intervenir pour obtenir le silence. Cette fois le discours commença, le président parla. D'abord doucement, tranquillement, et avec cette voix sourde et convaincante dont le président seul avait le secret.
Il parla, parla de la fraternité qui lie tous les Noirs, de l'humanisme de l'Afrique, de la bonté du cœur de l'Africain. Il expliqua ce qui rendait doux et accueillant notre pays : c'était l'oubli des offenses, l'amour du prochain, l'amour de notre pays. Fama n'en croyait pas son ouïe. De temps en temps, il enfonçait l'auriculaire dans ses oreilles pour les déboucher ; il se demandait constamment s'il ne continuait pas à rêver. Tout était bien dit, tout était ébahissant. Et c'était vrai, ce n'était pas un rêve ; c'était réel. Le président demandait aux détenus d'oublier le passé, de le pardonner, de ne penser qu'à l'avenir, « cet avenir que nous voulons tous radieux ». Tous les prisonniers étaient libérés. « Tous et tous. Immédiatement. Tous allaient rentrer dans leurs biens. »
Comme le président marquait les mots ou groupes de mots importants par des arrêts, les phrases étaient entrecoupées par les soudains déclenchement et extinction du tintamarre.
Pourquoi lui, le président, avait-il pris cette décision ? Pour des raisons très importantes. Lui, le président, était la mère de la république et tous les citoyens en étaient les enfants. La mère a le devoir d'être parfois dure avec les enfants. La mère fait connaître la dureté de ses duretés lorsque les enfants versent par terre le plat de riz que la maman a préparé pour son amant. Et l'amant à lui, le président,  était le développement économique du pays, et le complot compromettait gravement cet avenir, versait par terre cet avenir. Une des raisons de cette libération décidée en toute connaissance de cause était que la méchanceté, la colère, l'injustice, l'impatience, le mal et la vilenie, tout comme la maladie sont un état provisoire, alors que la bonté, la douceur, la justice et la patience sont comme la santé ; elles peuvent être permanentes. Les tensions politiques et la discorde installées dans le pays amenuisaient l'audience internationale du président. « Les investisseurs s'éloignaient de nous, les journaux supputaient ma fin prochaine : et des présidents des États voisins me faisaient des affronts. » Les anciens proverbes de nos aïeux restaient toujours vrais. La plus belle harmonie, ce n'est ni l'accord des tambours, ni l'accord des xylophones, ni l'accord des trompettes, c'est l'accord des hommes. « Un seul pied ne trace pas un sentier ; et un seul doigt ne peut ramasser un petit gravier par terre. Seul lui, le président, ne pouvait pas construire le pays. Ce sera l'œuvre de tout le monde. » Si grand que soit le pays où règne la discorde, sa ruine est l'affaire d'un jour. C'est pour réaliser l'entente dans le pays que tous les détenus étaient libérés. Tam-tams et applaudissements repartirent. Chaque détenu pouvait demander ce qu'il voulait : le parti et le gouvernement l'accorderaient. Les ex-détenus malades seront soignés et s'il le faut envoyés en France ou en Amérique dans les grands hôpitaux et centres de cure.
« Vive la république des Ébènes ! Vive la réconciliation des cœurs ! »
Les applaudissements, les tam-tams et les cris saluèrent la fin du discours, se poursuivirent, et ne s'arrêtèrent plus. Le secrétaire général et le président eurent la plus grande peine du monde à rétablir le silence ; les joueurs et danseurs avaient cru que le coup d'envoi de la fête était donné. Et lorsque le silence revint, le président conclut par ces mots. « Cet enthousiasme plus qu'un long discours montre à nos frères libérés comment le peuple est heureux de les voir réintégrer leurs foyers. »
Le président se fit présenter ensuite à tous les libérés. Il les embrassa l'un après l'autre et remit à chacun une épaisse liasse de billets de banque. Évidemment chaque embrassade était saluée par des cris, des applaudissements et des tam-tams. Puis le programme de la fête de la réconciliation fut annoncé : « Ce sera dans la capitale que la fête battra son plein. Les libérés feront le tour de la ville dans des voitures découvertes. Les menteurs qui avaient raconté qu'ils étaient tous morts seront contredits par les faits. Un spectacle de feux d'artifice sera donné à vingt et une heures, suivi d'un grand dîner. Tout sera clôturé par des bals et des danses qui se poursuivront jusqu'au matin. »
Le président avait fini.
Les parents et amis se ruèrent sur les détenus et se les arrachèrent. Tout le monde embarqua dans des voitures. Il fallait partir immédiatement pour la capitale. Les voitures démarrèrent les unes après les autres.
Fama voyageait avec son ami Bakary. Celui-ci ne cessait pas de l'embrasser. « Ne regrette rien, disait-il, tu seras heureux maintenant. » Une embrassade. « Tu as de l'argent, et tu pourras en avoir beaucoup plus. » Une embrassade. « C'est vrai que tu es mal en point, mais le président a dit que tu pourras aller te retaper partout où tu voudras. Moi à ta place, c'est Vichy que je choisirais. Oui, à Vichy, c'est là où vont les milliardaires. » Une embrassade encore. « Et puis tu peux obtenir la situation que tu veux. Moi à ta place, je prendrais la direction d'une coopérative. » Une embrassade. « Tu vois qu'un malheur c'est parfois un bonheur bien emballé et quand tout s'use c'est le bonheur

LES SOLEILS DES INDÉPENDANCESOù les histoires vivent. Découvrez maintenant