Pourquoi les Malinkes fêtent-ils les funérailles du quarantième jour d'un enterré ? Parce que quarante jours exactement après la sépulture les morts reçoivent l'arrivant mais ne lui cèdent une place et des bras hospitaliers que s'ils sont tous ivres de sang. Donc rien ne peut être plus bénéfique pour le partant que de tuer, de beaucoup tuer à l'occasion du quarantième jour. Avant les soleils des Indépendances et les soleils des colonisations, le quarantième jour d'un grand Malinké faisait déferler des marigots de sang. Mais maintenant avec le parti unique, l'indépendance, le manque, les famines et les épidémies, aux funérailles des plus grands enterrés on tue au mieux un bouc. Et quelle sorte de bouc ? Très souvent un bouc famélique gouttant moins de sang qu'une carpe. Et quelle qualité de sang ? Du sang aussi pauvre que les menstrues d'une vieille fille sèche C'était pour ces raisons que Balla aimait affirmer que tous les morts des soleils des Indépendances vivaient au serré dans l'au-delà pour avoir été tous mal accueillis par leurs devanciers.
Fama, Balla, Diamourou avaient décidé de préparer pour le cousin décédé un au-delà large, et pour cela ils remontèrent aux grandes traditions et mirent à l'attache au milieu de la cour des Doumbouya, le matin des funérailles du quarantième jour, quatre bœufs ; nous disons bien quatre bœufs ! Comment les bœufs avaient-ils été acquis ?
Un taurillon avait été octroyé par Balla, le vieux sorcier, pour honorer les Doumbouya et parce qu'un sacrifice n'est jamais perdu. Une vache avait été présentée par un beau-fils de l'enterré ; le beau-fils le devait car il n'avait pas acheté sa femme au comptant lors du mariage. Enfin deux bœufs soustraits à ceux que le cousin possédait. Les bœufs faisant partie de la succession avaient été dissimulés ; d'autres voulaient se les approprier au détriment de Fama. Ils ne le réussirent pas, parce qu'à Togobala la cachotterie la plus enfouie sous la profonde terre laisse toujours échapper une faible exhalaison ; de chuchotements en chuchotements Fama a su une semaine avant le quarantième jour que l'enterré avait confié des bœufs (cinq) à une femme d'un village éloigné du sud du Horodougou. « Grandeur d'Allah ! » s'écria-t-il, et il commanda qu'on en amenât deux. Récapitulons : donc, exactement quatre à tuer. Un carnage, une ripaille aussi viandée bouleversa toute la province : elle ne tolérait pas d'absence. Et tous les habitants du Horodougou qui le devaient (et qui ne le devait pas ? après tout les Doumbouya étaient les chefs) et qui le pouvaient (et qui ne le pouvait pas en cette saison morte ?) se levèrent et marchèrent sur Togobala pour les funérailles du quarantième jour de l'enterré Lacina, le défunt cousin de Fama.
De tous les horizons du village surgirent des étrangers, les Malinkés des villages environnants. Rien ne manquait aux marches : tam-tams, chasseurs, anciens, griots, femmes, filles et jeunes garçons. La brousse bruissait comme écrasée par de compacts troupeaux d'éléphants. Et cela pendant un soleil entier, du lever au coucher, et même dans la nuit on dénombra quelques entrées et puis toute la matinée du lendemain jusqu'à midi
La mise en place commença après la deuxième prière. Mais avant cette mise en place d'autres étaient déjà recroquevillés sur des nattes à l'ombre des cases. Petit à petit des assis se répandirent dans la cour attenante jusqu'au cimetière. Puis arrivèrent les femmes chargées de calebassesd'aliments cuits et de pots de sauce qu'elles alignèrent et rassemblèrent autour des quatre bœufs à l'attache. Aux ménagères du village avaient été distribués grains et condiments. Dès le premier matin elles avaient pilé, attisé les feux des foyers, posé, descendu et reposé des canaris. C'était une réussite ; les plats couvrirent la moitié de la petite cour et tous les arômes : tô, foutou, fonio, piment, oignon provoquaient les rhumes des grandes mangeailles.
Les marabouts — des prestigieux ! — il y avait même deux El Hadji — s'accroupirent au centre, à un pas des plats et se mirent à feuilleter des papiers jaunis. Fama trôna à droite du plus grand de tous les marabouts (le plus haut avec le plus grand turban). Diamourou se tint derrière son maître ; mais Balla avait été relégué loin, juste avant la marmaille et les chiens, parce que le féticheur était un Cafre. Tout attendait pour ouvrir de grandes funérailles dignes d'un Doumbouya ; quatre bœufs au centre tout brillants, tout meuglants, d'innombrables calebasses et pots d'aliments cuits, et autour, des hommes assis jusque dans les cours environnantes et à la périphérie la marmaille et la meute des chiens pelés.
Le grand marabout fit commander le silence par le griot, puis lança un gros « bissimilai » et chantonna les versets. Et les rares privilégiés qui connaissaient le Coran dans les textes lurent à haute voix ; le gros des assis se serrèrent et tendirent les oreilles. Mais toutes les mains furent jointes et portées à hauteur des fronts luisant au soleil finissant ; tous communièrent dans une seule prière pour obtenir la clémence d'Allah et des mânes des aïeux. Quelle solennité ! quelle dignité quelle religiosité ! C'était si extraordinaire pour des Malinkés que leurs génies s'indignèrent et un maléfique tourbillon déboucha du cimetière, se mélangea dans les boubous et les feuillets des manuscrits (cela pouvait passer !), mais s'élança aussi sur les calebasses et les pots, fit voler quelques couvercles et renversa quelques sauces. Des huées échappèrent aux prieurs outrés et beaucoup, dont des marabouts turbannés, se levèrent pour redresser les choses. Et le tourbillon passa. Mais ses éloignement et perdition dans la brousse lointaine ne changèrent rien. La piété aussi était partie ; on lisait, priait d'un œil, l'autre caressait les bœufs et les calebasses pleines de riz cuit.
A la satisfaction de tous, le grand marabout coupa la prière et passa le palabre aux griots. Tous les griots furent abondants et intarissables, même les plus minables, car chacun connaissait la généalogie et les exploits des Doumbouya dans le Horodougou. Vint le moment des présents ; chaque grande famille en offrit. Merci ! Merci à tous !
Puis ce fut un cri et un signe du marabout ; tous les solides gaillards du Horodougou se levèrent, ils se dégagèrent et se débarrassèrent des boubous. Torses nus ils s'attaquèrent aux bœufs. Et avant qu'on l'ait dit, ils les maîtrisèrent, les lièrent, les firent tomber et les égorgèrent. De grands couteaux flamboyants fouillèrent, dépecèrent et tranchèrent. Tout cela dans le sang. Mais le sang, vous ne le savez pas parce que vous n'êtes pas Malinké, le sang est prodigieux, criard et enivrant. De loin, de très loin, les oiseaux le voient flamboyer, les morts l'entendent, et il enivre les fauves. Le sang qui coule est une vie, un double qui s'échappe et son soupir inaudible pour nous remplit l'univers et réveille les morts.
Quatre bœufs versent trop de sang ! L'enchaînement ne pouvait être endigué. Les chiens s'enragèrent et chargèrent. Demeurés jusqu'ici pieux et attentifs derrière la marmaille, ils avaient été les premiers atteints. Prompts au combat, tous les Malinkés assis se précipitèrent, s'organisèrent et à coups de bâton se défendirent avec succès contre les crocs de la meute. Avec succès, malgré l'intrépidité des chiens, parce que les hommes étaient de beaucoup plus nombreux. Défaits, refoulés, vaincus, la discorde et la querelle ravagèrent les cabots, ils s'entre-déchirèrent les oreilles et s'entre-arrachèrent les yeux dans des aboiements d'enfer.
La deuxième victoire des hommes fut remportée sur les charognards. Réveillés et affolés par le sang, les charognards tapissèrent tout le ciel et assombrirent le jour. Dans des cris sauvages, aigles et éperviers se détachaient par escadrilles, becs et serres en avant, et par des piqués audacieux jetèrent l'effroi et la panique dans la cérémonie. Les Malinkés contre-attaquèrent et vainquirent. Les oiseaux défaits se répandirent, s'éloignèrent et disparurent dans le profond cuivré du ciel.
Il fallait en finir, parce que les gens étaient épuisés et le déchaînement des animaux et des choses devenait impétueux.
Dans la fièvre et le brouhaha, les calebasses et les cuvettes de nourriture furent rapidement redistribuées et enlevées. Mais quand vint le partage de la viande rouge, on procéda avec soin, avec justice, avec recherche, et surtout, selon les coutumes qui ont fixé pour tel village ou telle famille, telle partie ou tel morceau, et tout fut déblayé en peu de temps, les quatre bœufs ramassés, enlevés. Puis les hommes rompirent le cercle, se dispersèrent, s'éloignèrent. Après eux il ne resta que les viscères et les entrailles abandonnés à la marmaille.
Et sans qu'on les appelât les enfants se ruèrent vers leur part et comme des cordiers nains, ils tirèrent et promenèrent les intestins, s'enroulèrent dans les intestins, s'arrachèrent les boyaux. Et très rapidement, c'est-à-dire le temps de pousser des cris, de claquer les dents, la marmaille se dispersa et disparut comme s'envolent quand tombe la pierre des moineaux picorant sur l'aire du vannage.
Les chiens furent admis après les enfants. Il ne restait plus rien, quelques pâtes d'excréments résultant du vidage des entrailles, beaucoup de mouches et du sang collé au sable. Les cabots arrêtèrent la guerre civile, happèrent les ordures, engloutirent toute la poussière sans négliger de temps en temps d'expédier quelques coups de crocs dans le plumage de la volaille qui avait resquillé en se glissant entre les pattes.
Résultat : les charognards furent dédaignés ; tout avait été léché, nettoyé, picoré sans eux. Aussi les charognards rappelèrent-ils aux hommes, en poussant des cris sinistres au soleil couchant, que leur oubli était un sacrilège. Cette menace troubla la fête. On s'en alla consulter Balla. Le féticheur prévint tous les mauvais sorts lancés par les charognards mécontents en adorant les fétiches.
Et les hommes rassurés cessèrent de se tourmenter et se livrèrent tout entiers aux réjouissances. Aussitôt après la dernière prière les tam-tams battirent dans la cour des Doumbouya. Ils battirent toute la nuit.
A cause du frémissement des seins, de la pulsation des fesses et de la blancheur des dents des jeunes filles, contournons les danses : yagba, balafon, n'goumé. Mais asseyons-nous et restons autour du n'goni des chasseurs. Bâtardise ! Vraiment les soleils des Indépendances sont impropres aux grandes choses ; ils n'ont pas seulement dévirilisé mais aussi démystifié l'Afrique. Il n'y eut aucune diablerie ébahissante, mais de toutes petites, comme celles que Fama avait vues quatre-vingts fois parfaitement exécutées par un prestidigitateur toubab dans la capitale.
Un chasseur s'enfonça une aiguille dans l'œil gauche et la retira de l'anus. Un autre alluma quatre doigts de poudre bien tassée avec quatre plombs, dans une oreille droite et recueillit à l'oreille gauche une calebasse d'eau contenant les plombs. Un troisième chasseur (mais cela, nous nous rappelons que Balla savait le faire) balança le fusil, qui se tint entre ciel et terre.
Mais aucun n'appela de la profonde brousse la féroce panthère ou le buffle solitaire jusque dans le cercle de danse, pour l'abattre. Aucune goutte de sang ! Une danse, un n'goni de chasseurs sans
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LES SOLEILS DES INDÉPENDANCES
Non-FictionTable des matières Couverture DU MÊME AUTEUR Copyright Première partie 1. Le molosse et sa déhontée façon de s'asseoir 2. Sans la senteur de goyave verte 3. Le cou chargé de carcans hérissés de sortilèges comme le sont de piquants acérés, les collie...