1. Mis à l'attache par le sexe......

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La suprême injure qui ne se presse pas, ne se lasse pas, n'oublie pas, s'appelle la mort. Elle avait emporté le cousin Lacina du village. Oui, le cousin ; et bien que celui-ci fût l'homme qui par ses intrigues, maraboutages, sacrifices avait évincé Fama de la chefferie du Horodougou, ce décès était un malheur. Les récriminations devaient être tues. Le défunt appartient au seul jugement d'Allah et ce qui appartient aux parents survivants est d'organiser de dignes obsèques. Fama décida d'aller au village pour les funérailles ; il parcourut toutes les concessions malinké de la capitale pour faire éclater la nouvelle du décès du cousin et annoncer son voyage. Qu'Allah continue de bénir et de renforcer la communauté malinké de la capitale ! Chaque Malinké se surpassa en générosité. L'argent fut sorti et offert par tous. Les moyens pour voyager et organiser de grandes funérailles, et même plus, furent rassemblés. Fama pouvait partir.
De bon matin il se présenta à l'autogare accompagné de Salimata et de beaucoup d'autres Malinkés. Les camions en partance pour le Nord s'alignaient dans la clameur. Fama embarqua dans le camion du chauffeur Ouedrago. « Non ! Non ! lui cria-t-on. Descends, vieux ! Monte dans le camion de tête de file ! » Celui qui interpellait se présenta : « Délégué du syndicat national des transporteurs. » Donc Fama devait descendre sans discuter. « C'était comme ça. » Syndicat des transporteurs ou syndicat des bâtards, Fama s'en moquait. Il se dressa, dégaina son couteau et malgré les cris de Salimata, menaça le délégué et injuria tout le monde, le délégué et le syndicat de tous les bâtards, leur père et la mère des Indépendances. Le délégué recula et laissa la paix à « ce fou de Malinké ».
Ils partirent, et dès la sortie de la capitale Fama se félicita d'avoir à l'autogare découvert toutes ses canines de panthère de vrai Doumbouya. Il a eu raison, vingt fois raison d'avoir embarqué par les injures et les menaces dans le camion de Ouedrago. Il fallait voir les autres croiser ou dépasser, il fallait voir les chauffeurs, un bras et la tête hors de la cabine, criant : « S'en f... la mort ! » et dans un vacarme de klaxons et de ferraille, l'auto croisait. Une autre camionnette organisait un concert de klaxons derrière, puis arrivait à votre hauteur, balançait dans le fossé, vannait les passagers assis pêle-mêle sur leurs bagages, vous dépassait, faisait aussitôt une queue de poisson, attaquait la côte et disparaissait dans la descente. Les abords de la route n'en finissaient pas d'être hérissés de carcasses squelettiques de camions comme vidées par des charognards. Alors que Ouedrago conduisait avec une prudence de caméléon, pour éviter une crevasse, pour aborder un tournant, il murmurait mille incantations où se mêlaient les noms d'Allah et des mânes. Fama aussi priait pour que tout le voyage se passât favorablement.
Ils traversaient les savanes des lagunes. Des arbrisseaux étaient accrochés aux monts qui roulaient jusqu'à l'infini. C'était le matin. Le soleil venait de pointer et s'empressait de fondre et balayer les nuages avant de monter plus haut et faire régner un vrai jour d'harmattan. Fama, lui, était préoccupé et mélancolique. Il quittait Salimata, la capitale, tous les amis, toutes les cérémonies, les

palabres et il ignorait quand il pourrait revenir. Le patriarcat de la tribu lui incombait après le décès de son cousin. Devait-il l'assurer et demeurer au village ou y renoncer et retourner à la capitale ? Fama n'avait pas encore décidé. Évidemment il allait consulter le devin, tuer des sacrifices et suivre le meilleur sort. Quel qu'ait pu être le choix, Fama devait se préparer à beaucoup de soucis ; il voulait penser pour être prêt à les démêler quand ils devaient survenir. Mais malheureusement il n'était pas seul. Dans le camion de Ouedrago, il y avait beaucoup d'autres voyageurs et les trois voisins de Fama étaient trop volubiles.
Fama dut leur indiquer le but de son voyage. Le voisin cria sa surprise. Il s'appelait Diakité, était originaire du Horodougou ; évidemment il connaissait le village de Fama, la famille Doumbouya, avait connu le cousin, avait entendu parler de Fama. « Que la paix soit avec toi, Fama ! » dit-il avant de poursuivre. Depuis combien de saisons Fama n'était-il pas parti au pays ? Des années ? depuis des années ? Dans ce cas de nombreuses et désagréables surprises l'attendaient là-bas. Lui, Diakité, avait fui son village, car son village était de la zone du Horodougou se trouvant en République populaire de Nikinai et le Nikinai c'était le socialisme. Fama savait-il comment lui, Diakité, avait échappé ? Non ? Ce fut grâce à la lune ! oui, la lune qui marche dans le ciel.
Son père était un riche notable (soixante bœufs, trois camions, dix femmes et un seul fils, lui, Diakité) quand arrivèrent l'indépendance, le socialisme, et le parti unique. Le père de Diakité, qui était de l'opposition, fut convoqué, on lui signifia que son parti était mort, qu'il avait à adhérer au parti unique L.D.N. Il adhéra, paya les cotisations pour lui, sa famille, ses bœufs et ses trois camions. Le lendemain on le manda encore ; il devait payer les cotisations du parti des années courues depuis la création de la L.D.N. : dix années de cotisations pour lui, son fils, ses dix femmes, ses soixante bœufs et ses trois camions. Il s'en acquitta.
Quelques mois après, comme était venu le parti unique arriva l'investissement humain. Le père de Diakité devait donner ses camions pour construire le pont du village. Il mit les camions à la disposition du parti, mais comme il n'y avait pas d'essence, la jeunesse L.D.N. les incendia. Le vieux très indigné se résigna et même mima un sourire narquois (de toute façon depuis l'indépendance il n'y avait plus ni routes ni essence).
Un autre jour les responsables se présentèrent : le pont se construisait par l'investissement humain et ni Diakité, ni son père ne participait. Le vieux leur rappela que battait la moisson, que son fils ne pouvait quitter ni les bœufs ni le lougan. Ils repartirent, mais quand le soir Diakité en rentrant les bœufs passa sur le pont, la jeunesse L.D.N. qui guettait sortit, l'assaillit, le ligota, le déculotta, noua son sexe par une corde et comme un chien le mit à l'attache à un pieu du pont. Le père de Diakité courut supplier le secrétaire général du parti qui répondit que le socialisme étant la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme, l'on ne devait plus marcher sur un pont à la construction duquel on n'avait pas participé. Le vieux l'adjura, il demeurait inébranlable ; le socialisme était le socialisme !
Le père de Diakité rentra chez lui, revint et le somma d'aller détacher le supplicié ; le secrétaire général éclata de rire. Alors le vieux se déchaîna, épaula son fusil et le déchargea en pleine poitrine ; le secrétaire général s'effondra. D'autres villageois accoururent, le père de Diakité tira, la panique gagna le village. C'était la nuit. Le notable forcené se promena de concession en concession et l'un après l'autre abattit le secrétaire général adjoint, le trésorier et deux autres membres du parti. Tout le village se réfugia dans la brousse. Il vint au marigot, délia son fils, dénoua son sexe et le délivra. Et heureusement cette nuit-là la lune perça. Pendant trois nuits de lune, Diakité put se diriger dans la brousse, éviter les serpents et les fauves, et rejoindre les frontières. Son papa fut jugé et fusillé.
Il y eut un silence. La savane des lagunes était passée, maintenant ils traversaient la forêt compacte. Les virages succédaient aux virages, de sorte que les voyageurs étaient vannés, tangués et Fama fut pris de vertige et de nausées. Il souffla, cracha une salive gluante de la fadeur de la sève de baobab, et se redressa.
Le voisin de gauche prit le palabre. Lui aussi était un échappé du socialisme ; il s'appelait Konaté, était de race bambara. Pourtant tous ses traits étaient ceux d'un Peul : les tatouages tribaux, le maintien sec d'un arbrisseau d'harmattan et les oreilles d'un oryctérope. Il se répétait constamment. Il avait fui à temps, juste à temps, puisque trois jours après lui, on procéda à l'échange des billets et tous les commerçants furent irrémédiablement ruinés. Konaté avait la nostalgie de son pays, il l'aimait, savait aussi que le socialisme après sera une bonne chose ; mais comme pour tous les gros bébés, la naissance et les premiers pas étaient difficiles, trop durs : la famine, la pénurie, les travaux forcés, la prison... C'était pour atténuer les rigueurs du socialisme qu'il hantait les frontières, trafiquait les devises et contrebandait les marchandises. C'était vraiment pour Allah, l'humanisme, le patriotisme, qu'il voyageait et cela en dépit de tous les risques qui guettent aux portes du socialisme.
Sery, le vis-à-vis de Fama, répondit. Lui, Sery, connaissait le secret du bonheur et de la paix en Afrique. Sery était l'apprenti chauffeur de Ouedrago et à califourchon sur le bord de la carrosserie depuis le départ il n'avait cessé de s'agiter, de chanter et de protester. Son patron conduisait trop prudemment, plus qu'un caméléon. Lui au volant, le camion aurait déjà laissé des kilomètres et des kilomètres. Il était tout luisant de jeunesse et de santé. Il avait des hanches et des bras rondelets et un cou de taurillon qui débouchaient et débordaient d'une culotte et d'une chemise déchirées et épaisses de gras, le visage fascinant d'un jeune fauve, les gros yeux et les dents blanches d'un chiot. « Connaissez-vous les causes des malheurs et des guerres en Afrique ? Non ! Eh bien ! c'est très simple, c'est parce que les Africains ne restaient pas chez eux », expliqua Sery. Lui, il n'avait jamais quitté la Côte des Ebènes pour aller s'installer dans un autre pays et prendre le travail des originaires, alors que les autres venaient chez lui. Avec les colonisateurs français, avaient débarqué des Dahoméens et les Sénégalais qui savaient lire et écrire et étaient des citoyens français ou des catholiques ; des nègres plus malins, plus civilisés, plus travailleurs que les originaires du pays, les membres de la tribu de Sery. « Les colonisateurs toubabs leur confièrent tous les postes, leur attribuèrent tout l'argent, et avec cet argent les Dahoméens couchèrent nos filles, marièrent les plus belles, s'approprièrent nos meilleures terres, habitèrent les plus hautes maisons ; ils égorgèrent nos enfants en offrande à leurs fétiches, sans que la justice française intervienne, parce qu'ils étaient les juges et les avocats. Quand il y avait un nouvel emploi on faisait venir un Dahoméen de son pays et quand il y avait un licencié, un chômeur, c'était toujours un originaire du pays. C'était comme ça : les Toubabs en haut, après les Dahoméens et les Sénégalais, et nous autres, au-dessous des pieds, des riens », démontra Sery en superposant les mains. Aussi dès que sonna l'indépendance les Sery se levèrent, assaillirent et pourchassèrent les Dahoméens. « Nous leur arrachâmes d'abord nos femmes, assommâmes leurs enfants, violâmes leurs sœurs devant eux, avant de piller leurs biens, d'incendier leurs maisons. Puis nous les pourchassâmes jusqu'à la mer. Nous voulions les noyer afin de les revoir après rejetés par les vagues, les ventres ballonnés et méconnaissables comme des poissons dynamités. Par chance pour eux les troupes françaises s'interposèrent, les parquèrent dans le port et en interdirent l'entrée par des chars. Et les Dahoméens embarquèrent. Après les Dahoméens et avec

LES SOLEILS DES INDÉPENDANCESOù les histoires vivent. Découvrez maintenant