1. Les choses qui ne peuvent pas être ditesne méritent pas de noms

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Du train ils débarquèrent dans la capitale, Fama et sa jeune femme Mariam, la veuve du défunt Lacina. Le matin était couleur petit mil et moite, un matin de sous-bois après une nuit d'orage. Ils récupérèrent les bagages ; toutes les calebasses de Mariam avaient été piétinées, écrasées. Un taxi les emporta (pour la première fois elle posait les fesses sur le coussin d'une voiture) et les déposa, Mariam chez des amis, Fama devant la porte ouest de la concession.
Salimata, en allégresse, courut à la rencontre et salua Fama. Dans l'après-midi un palabre fut convoqué et assis. Mariam vint, on la présenta à Salimata : « Voilà ta coépouse, considère-la comme une petite sœur ; les gens du village l'ont envoyée pour t'aider dans ton grand et magnifique travail accompli au service du mari Fama. »
Salimata avait salué avec joie la coépouse et expliqué avec grand cœur et esprit qu'une famille avec une seule femme était comme un escabeau à un pied, ou un homme à une jambe ; ça ne tient qu'en appuyant sur un étranger. Il ne fallait pas la croire, car ces tendresse et sagesse durèrent exactement neuf jours.
Fama et ses deux femmes occupaient la petite pièce avec un seul lit de bambou, un seul « tara ». La femme (celle à qui appartenait la nuit) montait à côté du mari, l'autre se recroquevillait sur une natte au pied du tara. Mais Salimata pour être féconde (on se le rappelle) ne sautait au lit qu'après avoir longuement prié, brûlé des feuilles, s'être enduite de beurre et avoir dansé, dansé jusqu'à en perdre le souffle et la raison. Sorcelleries, prières et danses étaient gênées. Mariam gênait et elle était moqueuse comme une mouche et, disait-on, féconde comme une souris. A chaque réveil, Salimata regardait le ventre de la coépouse, et le ventre semblait pousser. Oui, il poussait ! Salimata devint jalouse, puis folle et un matin elle explosa, injuria. Les deux co-épouses comme deux poules s'assaillirent, s'agrippèrent l'une au pagne de l'autre. Mariam voulait coûte que coûte tomber le pagne de Salimata afin que chacun vît « la matrice ratatinée d'une stérile » et Salimata dévêtir Mariam afin que tout le monde reconnût « la chose pourrie et incommensurable d'une putain ». On les sépara. Les injures fusèrent toute la journée, même la nuit, une nuit qui appartenait à Mariam. Après les prières, on éteignit et on se coucha. Mais malheureusement le tara grinçait. Avez-vous déjà couché sur un tara ? Il grince, geint comme si vous rouliez dans les feuilles mortes d'un sous-bois en plein harmattan.
Donc, dans les ténèbres, quand Mariam et Fama couchèrent, le tara grinça, Salimata hurla : « Le grincement m'endiable ! », trépigna, se précipita et les rejoignit au lit. Il s'ensuivit une lutte dans les ténèbres, combat de silures dans les fanges. On alluma. Salimata se précipita dehors, revint en pointant un coutelas et en hurlant : « Je suis endiablée ! endiablée ! Le grincement m'endiable ! » Mariam se réfugia derrière le tara. Fama et les voisins accourus maîtrisèrent la possédée. Les deux femmes durent coucher le reste de la nuit à même le plancher, chacune sur une natte. Il en fut toujours ainsi les nuits suivantes car Salimata ne voulait pas, ne pouvait pas monter, même après des

exercices. Fama la crispait, l'effrayait et surtout le tara grinçait ; et le grincement déchirait les oreilles, brûlait les yeux, piquait son esprit. Et quand la nuit appartenait à Mariam, il y avait toujours le même grincement du tara qui l'endiablait à hurler, à courir chercher le couteau, à vouloir tuer.
Fama aurait pu dans la journée, lorsque Salimata allait au marché, pousser Mariam dans le tara. Il ne le fit pas ; la coutume l'interdisait. Et Fama, que l'on connaissait toujours si ardent, devint, dans cette affaire de mésentente entre les femmes, un attentiste. Il prétendait que la situation ressemblait à un taurillon sans corne ni queue ; il ne savait pas comment la prendre, comment la terrasser. Tout ce qui se passait entre Mariam et Salimata avait été pourtant bien prévisible ; on ne rassemble pas des oiseaux quand on craint le bruit des ailes. Et les soucis qui chauffaient Fama avaient été bien mérités ; ils étaient l'essaim de mouches qui forcément harcèle celui qui a réuni un troupeau de crapauds.
D'ailleurs à bien faire le tour des choses, son ménage ressemblait à un vase simplement penché ; il n'avait pas encore versé son contenu. Il y avait de l'espoir. Où a-t-on vu un trou rempli de ficelles ne présentant pas un seul bout pour tout tirer ? Nulle part. Mais il fallait chercher le bout avec patience, avec persistance. C'est en criant plusieurs fois tous les soirs aux chèvres : « Entre ! entre ! entre ! » qu'elles finissent par rentrer. Fama ne voulait même pas crier les « entre ! entre ! ». Il pensait que tout allait finir par s'arranger. « Même la guêpe maçonne et le crapaud finissent par se tolérer quand on les enferme dans une même case, et pourquoi pas Mariam et Salimata ? » disait-il. Il ne fallait pas s'en préoccuper, mais s'éloigner de la maison le plus longtemps possible dans la journée, n'écouter personne, ignorer les querelles, les cris et les explications. Et la situation en Côte des Ébènes offrait à Fama les moyens de suivre cette règle de sagesse.
Le pays couvait une insurrection. Et nuit et jour Fama courait de palabre en palabre. Les bruits les plus invraisemblables et les plus contradictoires se chuchotaient d'oreille à oreille. On parlait de complots, de grèves, d'assassinats politiques. Fama exultait. Il rendait visite à ses anciens amis politiques, ses compagnons de l'époque anticolonialiste. Ceux-ci ne dissimulaient plus leurs soucis, ils avaient tous peur. Fama aimait les entendre dire que tout pouvait tomber sur le pays d'un instant à l'autre : les incendies, le désordre, la famine et la mort. Et au fond Fama souhaitait tout cela à la fois. Et d'ailleurs, après réflexion, il lui parut impossible que tous ces malheurs ne tombassent pas, qu'ils ne vinssent pas balayer les pouvoirs des illégitimes et des fils d'esclaves.
Oui, tout tomberait inévitable, pour la raison simple que les républiques des soleils des Indépendances n'avaient pas prévu d'institutions comme les fétiches ou les sorciers pour parer les malheurs.
Dans toute l'Afrique d'avant les soleils des Indépendances, les malheurs du village se prévenaient par des sacrifices. On se souciait de deviner, de dévoiler l'avenir. Trompeur, qui dit que l'avenir reste dissimulé comme un fauve tapi dans le fourré. Rien n'arrive sans s'annoncer : la pluie avertit par les vents, les ombres et les éclairs, la terre qu'elle va frapper ; la mort par les rêves, l'homme qui doit finir.
Les Malinkés du Horodougou le savaient bien, ils pratiquaient la divination, et pas uniquement avec les méthodes prescrites par Allah. Parce que musulmans dans le cœur, dans les ablutions, le fétiche koma leur devait être interdit. Mais le fétiche prédisait plus loin que le Coran ; aussi passaient-ils la loi d'Allah, et chaque harmattan, le koma dansait sur la place publique pour dévoiler l'avenir et indiquer les sacrifices. Et quel village malinké n'avait pas ses propres devins ? Togo- bala, capitale de tout le Horodougou, entretenait deux oracles : une hyène et un serpent boa.
La plus âgée des hyènes des montagnes du Horodougou — on l'appelait respectueusement « l'Ancienne » — hurlait rarement dans les nuits de Togobala. Tout le village : femmes, hommes et enfants, reconnaissait la raucité et l'aphonie de son hurlement, et dès que l'Ancienne donnait (elle commençait généralement avant le coucher du soleil), tout se taisait, même les chiens. Les vieux du village comptaient sur les doigts les hououm ! L'hyène partait de la montagne, descendait, s'approchait et s'approchait, entrait dans le village par le nord, du côté du fromager, passait concessions et cases et s'arrêtait au pied du baobab, là, hurlait, hurlait, fouillait le sol, se vitulait et se taisait. On lui égorgeait une chèvre ou un chien. L'Ancienne le happait et disparaissait dans la nuit silencieuse. La vie et les bruits du village repartaient. Les vieux du village, Balla en tête, se réunissaient, interprétaient le message, décidaient les offrandes et les sacrifices.
Et le serpent ! Aussi âgé que l'Ancienne, aussi gros que le cou d'un taurillon, vingt pas de longueur, on l'appelait « le Révérend du marigot ». Du marigot, parce que les matins et les soirs frais, il se réchauffait en travers de la piste du marigot. Les passants le saluaient et l'enjambaient. Les ménagères l'utilisaient comme séchoir, les enfants comme siège. Souvent il se promenait derrière les cases, mais jamais, nuit ou jour, harmattan ou hivernage, il ne passait les portes du village, sauf quand il avait un message, un avenir malheureux à dévoiler, un grand sacrifice à indiquer. Alors le serpent partait du marigot, droit sur Togobala, filait comme un orage, les herbes se couchaient sous son passage, il franchissait les portes du village, contournait cases et concessions, faisait le tour du baobab et se levait tout essoufflé, tout bavant dans le creux de l'arbre. La nouvelle parcourait le village et le tam-tam retentissait.
Fama se souvenait encore de l'entrée du Révérend, un vendredi de l'hivernage 1919. On lui jeta un coq aux pattes liées, le Révérend le dédaigna ; un bouc, il l'assomma, l'enlaça, le serra, l'étouffa, l'enduisit de bave et l'avala jusqu'aux cornes. Pendant trois jours le boa digéra le bouc, trois jours pendant lesquels les sacrifices fumèrent.
Et les résultats furent heureux, car trois lunes après arriva la calamité annoncée. L'effroyable épidémie de peste connue dans toute l'Afrique sous le nom de grande maladie du grand vent. Cette épidémie dévasta le Horodougou, tua les hommes et les bêtes, dévasta plusieurs villages. A Togobala, il y eut des morts et des enterrements ; mais le village survécut et cela grâce aux devins, grâce au boa, grâce aux sacrifices et dans la volonté du Miséricordieux.
Où voyait-on le koma, l'hyène, le serpent ou le devin de la république des Ébènes ? Nulle part. Il demeurait bien connu que les dirigeants des soleils des Indépendances consultaient très souvent le marabout, le sorcier, le devin ; mais pour qui le faisaient-ils et pourquoi ? Fama pouvait répondre, il le savait : ce n'était jamais pour la communauté, jamais pour le pays, ils consultaient toujours les sorciers pour eux-mêmes, pour affermir leur pouvoir, augmenter leur force, jeter un mauvais sort à leur ennemi. Et les malheurs annoncés devaient arriver sûrement, ils se déclencheraient une de ces nuits et souffleraient sans l'adoucissement et l'obstacle que seuls les bons sacrifices peuvent produire ou dresser.
Et les événements parurent, les premiers jours, donner raison à Fama. Des slogans antigouvernementaux apparurent sur les murs de la capitale. Des ordres de grève circulaient. Une nuit

LES SOLEILS DES INDÉPENDANCESOù les histoires vivent. Découvrez maintenant