3. Les meutes de margouillats ...

243 12 0
                                    

Sans la fausseté malinké, cette première nuit aurait été reposante, tel le calme d'un sous-bois rafraîchi par une source au bout d'une longue marche d'harmattan. Mais la fausseté ! Les Malinkés ont la duplicité parce qu'ils ont l'intérieur plus noir que leur peau et les dires plus blancs que leurs dents. Sont-ce des féticheurs ? Sont-ce des musulmans ? Le musulman écoute le Coran, le féticheur suit le Koma ; mais à Togobala, aux yeux de tout le monde, tout le monde se dit et respire musulman, seul chacun craint le fétiche. Ni margouillat ni hirondelle ! Les pleureuses calmées, à Fama devait être désignée une case. Le Coran dit qu'un décédé est un appelé par Allah, un fini ; et les coutumes malinké disent qu'un chef de famille couche dans la case patriarcale. Il n'y avait ni hésitation ni palabre, la grande case patriarcale vide après le décès du cousin était là, elle avait abrité tous les grands aïeux Doumbouya, Fama devait l'ouvrir et y déballer les bagages. Mais chez les Bambaras, les incroyants, les Cafres, on ne couche jamais dans la case d'un enterré sans le petit sacrifice qui éloigne esprits et mânes. Le féticheur et sorcier Balla, l'incroyant du village (nous viderons dans la suite le sac de ce vieux fauve, vieux clabaud, vieille hyène) rappela à Fama les pratiques d'infidèles. En dépit de sa profonde foi au Coran, en Allah et en Mahomet, Fama toute la nuit dans une petite case se recroquevilla entre de vieux canaris et un cabot galeux. Une très mauvaise nuit ! Il le fallait. Rien en soi n'est bon, rien en soi n'est mauvais. C'est la parole qui transfigure un fait en bien ou le tourne en mal. Et le malheur qui doit suivre la transgression d'une coutume intervient toujours, intervient sûrement, si par la parole le fautif avait été prévenu de l'existence de la coutume, surtout quand il s'agit de la coutume d'un village de brousse.
A Togobala tout le monde a hâte de revoir le matin comme si le noir de la nuit n'était que cachot et menaces et le blanc du jour liberté et paix. Réveillé avant le premier cri du coq Fama put donc se laver, se parer, prier, dire longuement son chapelet, curer vigoureusement ses dents et s'installer en légitime descendant de la dynastie Doumbouya devant la case patriarcale comme s'il y avait dormi. Le griot Diamourou se plaça à droite, le chien se serra sous la chaise princière et d'autres familiers se répandirent sur des nattes en demi-cercle à ses pieds et on attendit les vagues de salueurs.
Les aurores d'harmattan sont toujours longues à cause du froid et du brouillard persistants et calmes aussi, l'animation du village se limitant à quelques garçons, chiens entre les pieds, partant creuser les trous de rats, deux ou trois ménagères montant du marigot ou en descendant avec des gourdes sur la tête. Rien d'autre que le brouillard. Diamourou le griot frétillait. Il avait beaucoup à raconter. Fama ne l'écoutait pas, les pensées du prince étaient ailleurs.
Les choses blanchissaient avec le matin, tout se redécouvrait. Fama regardait la concession et ne se rassasiait pas de la contempler, de l'estimer. Comme héritage, rien de pulpeux, rien de lourd, rien de gras. Même une poule épatée pouvait faire le tour du tout. Huit cases debout, debout seulement, avec des murs fendillés du toit au sol, le chaume noir et vieux de cinq ans. Beaucoup à pétrir et à couvrir avant le gros de l'hivernage. L'étable d'en face vide ; la grande case commune, où étaient mis

à l'attache les chevaux, ne se souvenait même plus de l'odeur du pissat. Entre les deux, la petite case des cabrins qui contenait pour tout et tout : trois bouquetins, deux chèvres et un chevreau faméliques et puants destinés à être égorgés aux fétiches de Balla. En fait d'humains, peu de bras travailleurs. Quatre hommes dont deux vieillards, neuf femmes dont sept vieillottes refusant de mourir. Deux cultivateurs ! Jamais deux laboureurs n'ont eu assez de reins pour remplir quatorze mangeurs, hivernage et harmattan ! Et les impôts, les cotisations du parti unique et toutes les autres contributions monétaires et bâtardes de l'indépendance, d'où les tirer ? En vérité Fama ne tenait pas sur du réel, du solide, du définitif...
— Diamourou, dis-moi, mon fidèle griot, comment s'en sortent-ils, les chefs de concession d'ici ?
— Maître ! Ah ! maître ! » Le vieux griot rassembla d'abord son boubou. « Mais, maître ! Je voulais vous le montrer, le démêler. Vous n'avez pas prêté l'oreille. Les salueurs tarderont-ils encore ? Tant mieux ! J'aurai le temps de tout dire, tout expliquer. Seuls, seuls survivent aux colonisation, indépendance, parti unique, socialisme, investissement humain, les vieux et les chefs de famille qui ont des secrets. Moi, maître, moi Diamourou, descendant des griots honorés de la famille Doumbouya, moi Diamourou par exemple, connaissez-vous le mien ?
« Tomassini, c'était le nom du premier commandant du cercle. Un qui en matière de négresses (il avait ses raisons) ne mordait que dans les vierges crues et dures comme les mangues vertes des premiers vents de l'hivernage. Matali ! Ah ! ma chère fille Matali ! qu'Allah t'accorde grandeur et prospérité sans limite. Quand Matali a bondi dans le cercle de danse, sol, tam-tam et chant, tout a frémi au rythme de ses seins et reins, et ses fesses ondulantes et chantantes de cent ceintures de perles résonnaient. Comme un bubale elle a sauté et atterri aux pieds du commandant Tomassini qui sifflota d'admiration. "Jolie !" C'était fini, le sort était tracé. Le soir même Matali fut conduite au campement du Toubab commandant. Les choses se gâtèrent au moment d'arracher le cache-sexe. Que voulez- vous, on éduquait alors dans les principes sacrés. Elle se refusa, lutta, bouscula gardes et portes, s'enfuit et disparut dans la brousse. Elle était plus vigoureuse qu'une génisse de deux ans, et d'une beauté ! d'une beauté ! Le commandant n'en avait pas vu de comparable dans tout le Horodougou. Le teint ! Ce noir, le noir brillant des rémiges de l'oiseau des marigots, les dents blanches et alignées comme pas faites pour manger, un nez droit et fin comme un fil tendu, des seins d'ignames, durs et luisants et une voix de merle de fonios. De retour chez lui le Toubab restait tout pénétré. Il ordonna. On amena Matali sous forte escorte. Il l'engrossa deux fois coup sur coup : deux garçons.
« Pendant que ces petits mulâtres poussaient et passaient d'école en école, capitale après capitale, Dakar, Gorée, etc., leur maman, ma fille Matali, prospérait, tenait cour, construisait concession et boutiques, bref, s'enrichissait tout en se faisant courtiser par les Toubabs célibataires du poste. Car elle restait toujours belle. Même, à la fin, se souvenant des paroles du Coran et de son père, elle maria l'interprète peul pourtant époux de douze femmes, qui accepta d'en faire sa préférée.
« Ce que je peux jurer — le griot poussa un peu sa chaise —, ce que je peux jurer, répéta-t-il, jamais, jamais un jour, un seul jour, Matali n'a oublié ses parents. La colonisation a passé sur mon dos comme une brise : le griot père de la femme du commandant était toujours excepté. Famine ou abondance, hivernage ou harmattan, des envois, des commissions de Matali n'ont pas tari, même avec ces époques dures des Indépendances et du parti unique. Savez-vous ce que sont mes deux mulâtres de petits-enfants ? L'un est gouverneur de province, secrétaire général et député-maire, l'autre médecin, ambassadeur et directeur de quelque chose dont je ne retiens jamais le nom. Eux aussi envoient au grand-papa et à leur maman. Louange à Allah ! Louange et prospérité à Matali ! C'est grâce à eux que je suis vivant. »
En effet, le vieux griot avait été soigneusement conservé et séché. Tout serein et blanc, brillant comme rarement on en rencontre dans le Horodougou, maigre, mais de la bonne maigreur de l'âge, le crâne ras, quelques rides sur la nuque, sous les pommettes et sur le front, des yeux brillants au milieu de cils, sourcils et favoris blancs comme le duvet du héron du bœuf. Des mots rapides, une intelligence bouillonnante. En vérité, la sérénité qu'Allah réserve à quelques vieux parmi les meilleurs croyants, les élus. Un griot, un homme de caste, alors que le cousin de Fama...
— Parlons, maître, de ton cousin ; mais vraiment il en a vu avec les Indépendances ; parlons- en...
C'était trop tard ; le brouillard s'était enfui derrière le village et de partout débouchaient les groupes de salueurs.
— Houmba ! Houmba !
— Qu'Allah vous remercie !
— Ce sont les Cisse. Leur concession est sur le chemin du marigot. Une Cisse a été mariée à
Doumbouya.
Et le griot présentait.
— Houmba ! Houmba !
— Que tombent sur vous les grandes bénédictions d'Allah !
— Les Keita. Rappelez-vous, Fama, que vous avez une cousine mariée à un Keita.
Les Kouyaté, les Konaté, les Diabaté, tous avaient un lien de parenté. Les aïeux de toutes ces
familles avaient été introduits sous tel ou tel Doumbouya. Le griot Diamourou était intarissable et savant.
Et Fama trônait, se rengorgeait, se bombait. Regardait-il les salueurs ? A peine ! Ses paupières tombaient en vrai totem de panthère et les houmba ! jaillissaient. Au petit de ce matin d'harmattan, au seuil du palais des Doumbouya, un moment, pendant un moment, un monde légitime plana. Les salueurs tournaient. Fama tenait le pouvoir comme si la mendicité, le mariage avec une stérile, la bâtardise des Indépendances, toute sa vie passée et les soucis présents n'avaient jamais existé. Le griot débitait comme des oiseaux de figuiers. Les salueurs venaient et partaient.
Soudain une puanteur comme l'approche de l'anus d'une civette : Balla le vieil affranchi était là. Gros et gras, emballé dans une cotte de chasseur avec des débordements comme une reine termite. Et aveugle : on guida ses pas hésitants de chiot de deux jours et le fit asseoir à la droite de Fama. Des mouches en essaims piquaient dans ses cheveux tressés et chargés de gris-gris, dans les creux des yeux, dans le nez et les oreilles. Doucement le vieillard souleva l'éventail en queue d'éléphant et d'un bras énergique les cueillit en grappes. Les mouches jonchèrent le sol.
Lui Balla n'était pas un salueur, un étranger, mais un de la famille Doumbouya, un affranchi qui était resté attaché à ses maîtres, à la libération. On lui reprocha le retard. Il n'entendait rien. On cria plus fort. Il happa les mots, les rumina, tira les pommettes (c'était le sourire) et parla d'abord lentement et calmement, puis de plus en plus vite, de plus en plus haut, jusqu'à s'étouffer. Le retard...

LES SOLEILS DES INDÉPENDANCESOù les histoires vivent. Découvrez maintenant