3 le cou chargé....

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Cette nuit-là, les frénésies ne parvinrent pas à raviver Fama ; les craintes des colères de Salimata ne réussirent pas à le lever, il était fatigué, bien cassé, aussi coula-t-il dans le sommeil d'une pierre dans un bief. Et alors pour Salimata partit une nuit longue et hérissée d'amertume. Elle entretint et activa des pensées amères et brûlantes qui séchèrent le sommeil et remplirent le lit de cauchemars ; elle pleura et gémit comme si elle était traversée par un harpon qu'un tortionnaire pivotait.
A cette nuit succéda un soleil maléfique, pendant lequel elle ne souffla point, un jour de malheur qu'elle traversa, les yeux fixés sur son sort, les oreilles tendues à ses pensées et lorsque le jour tomba elle comprit Allah, convint de son sort. Elle avait le destin d'une femme stérile comme l'harmattan et la cendre. Malédiction ! malchance ! Allah seul fixe le destin d'un être.
Et cette journée-là débuta par un réveil trop matinal à la suite de la nuit mal dormie. Elle tournait dans le lit, le matin était encore loin, la lampe à pétrole sifflait, la flamme vacillait et par-ci, par-là, sur et au pied de la petite table, même dans l'encoignure, les sortilèges, les innombrables sortilèges. Salimata les avait agités et tournoyés pour se féconder. En vain. Fama ne s'était pas levé, ne s'était pas excité. Les sortilèges éparpillés avaient perdu chaleur et mystère et encombraient la case : bouteilles, mixtures, canaris, cornes de béliers et amulettes. Salimata caressa son abdomen. Un ventre sans épaisseur, ne couvrant qu'entrailles et excréments. Elle tira la couverture et écouta. Dehors les coqs n'appelaient pas encore le matin, le réveil du soleil. Elle referma les yeux, plongea le nez dans le matelas, se roula, se frotta contre Fama. Les ronflements de Fama ébranlaient ; il grognait comme un verrat, barrait comme un tronc d'arbre toute une grande partie du lit de ses avant- bras et genoux. Un éhonté de mari ! Salimata piquée lui enfonça le coude dans les côtes, sans troubler son sommeil. Rien ne le préoccupait, rien ne l'empêchait de dormir, ni l'impuissance, ni les pleurs de Salimata, ni le manquement aux devoirs conjugaux. Une petite démangeaison rampa à travers la gorge de Salimata. Elle souffla, aspira une bouchée d'air désagréable de moiteur, la toussa, la cracha. La salive avait un arrière-goût de baobab. Elle tira le pagne et se recouvrit la tête.
Le matin à sortir ! comme les autres ! ce ne sera pas le jour où Salimata se dira, me voilà grosse ! Sa tête gronda comme battue, agitée par un essaim de souvenirs. L'excision ! les scènes, ses odeurs, les couleurs de l'excision. Et le viol ! ses couleurs aussi, ses douleurs, ses crispations.
Le viol ! Dans le sang et les douleurs de l'excision, elle a été mordue par les feux du fer chauffé au rouge et du piment. Et elle a crié, hurlé. Et ses yeux ont tourné, débordé et plongé dans le vert de la forêt puis le jaune de l'harmattan et enfin le rouge, le rouge du sang, le rouge des sacrifices. Et elle a encore hurlé, crié à tout chauffer, crié de toute sa poitrine, crié jusqu'à s'étouffer, jusqu'à perdre

connaissance. Elle ignorait le temps qu'a duré l'évanouissement. Quand les sens renaquirent les gens debout murmuraient au-dessus d'elle, la lampe à l'huile flamboyait à nouveau, ses jambes étaient ruisselantes de sang, la natte en était trempée, le sang avait commencé comme le matin ; sa maman s'épuisait en lamentations, en pleurs. Pauvre maman !... Pauvre maman !
A ce point, une punaise du lit piqua Salimata à la fesse, elle la rechercha jusque sur les pieds et les épaules de Fama, la rattrapa du côté des oreillers et l'écrasa. Entre ses doigts une puanteur d'excrément se colla. Vilaine bête ! elle rejeta la couverture ; il faisait chaud. Les ronflements de Fama remplissaient la pièce. Elle repensa encore à son excision, à ses douleurs, à ses déceptions et à sa maman...
Pauvre maman ! oui, la malheureuse maman de Salimata, que d'innombrables et grands malheurs a-t-elle traversés pour sa fille ! Et surtout lors de la dramatique cérémonie d'excision de sa fille ! Elle qui avait toujours imaginé sa fille de retour du champ de l'excision, belle, courageuse, parée de cent ornements, dansant et chantant pendant qu'elle crierait sa fierté. « Tu verras, disait-elle souvent alors que Salimata était une très petite fille ; tu verras, tu seras un jour excisée. Ce n'est pas seulement la fête, les danses, les chants et les ripailles, c'est aussi une grande chose, un grand événement ayant une grande signification. »
Mais quelle grande signification ?
« Tu verras, ma fille : pendant un mois tu vivras en recluse avec d'autres excisées et, au milieu des chants, on vous enseignera tous les tabous de la tribu. L'excision est la rupture, elle démarque, elle met fin aux années d'équivoque, d'impureté de jeune fille, et après elle vient la vie de femme. »
Quand poussèrent et durcirent les seins de Salimata, sa maman éclata de joie : « Ah ! te voilà jeune fille ! ce sera bientôt. » Et au milieu d'un hivernage : « Le jour est fixé, ce sera l'harmattan à venir. » Et le jour fixé arriva en effet, un matin de la dernière semaine de l'harmattan, un matin grisâtre et bâtard, un matin comme les autres sauf le feu au cœur de Salimata et l'appréhension et le pénible pressentiment qui étreignaient sa maman. Au premier cri du coq, fut battu l'appel des filles à exciser. « Ma fille, sois courageuse ! Le courage dans le champ de l'excision sera la fierté de la maman et de la tribu. Je remercie Allah que ce matin soit arrivé. Mais j'ai peur, et mon cœur saute de ma peur, j'implore tous les génies que le champ soit favorable à mon unique fille ! » Oui, les génies entendirent les prières de sa maman, mais comment ! et après combien de douleurs ! après combien de soucis ! après combien de pleurs !
Salimata n'oubliera jamais le rassemblement des filles dans la nuit, la marche à la file indienne dans la forêt, dans la rosée, la petite rivière passée à gué, les chants criards des matrones qui encadraient et l'arrivée dans un champ désherbé, labouré, au pied d'un mont dont le sommet boisé se perdait dans le brouillard, et le cri sauvage des matrones indiquant « le champ de l'excision ». Le champ de l'excision ! Salimata fut interrompue dans ses réflexions par une ruade de Fama sûrement piqué par une punaise. Il s'était détendu comme un arc et avait bousculé, fouetté avant de continuer à ronfler. La ruade alluma la colère de la femme. Un vaurien comme une crotte, vide la nuit comme le jour, pour lequel elle se cassait, se levait au premier chant du coq, préparait et vendait la bouillie pour avoir l'argent pour le nourrir, pour le vêtir, pour le loger, et à midi courir le marché, le plateau, vendre du riz et avoir l'argent pour les sortilèges, les médicaments, les marabouts et les sacrifices qui doivent procurer la virilité et la fécondité... Et la nuit ne connaître, ne recevoir que les ruades d'âne. Non ! Elle lui administra une fessée. Fama grogna, continua de ronfler et Salimata reprit ses réflexions.

LES SOLEILS DES INDÉPENDANCESOù les histoires vivent. Découvrez maintenant