1) La Trace

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Julien a 16 ans, il vit dans la banlieue lyonnaise avec ses deux parents et son chat. Il n'a jamais été bon à l'école, les profs disent qu'il est distrait et qu'il manque de concentration, lui réplique qu'il ne comprend pas mais qu'il essaie.

Lorsqu'il était petit, il voulait être soigneur animalier, mais depuis qu'il doit faire des choix et prendre des décisions pour les études et son avenir, il doute et ne sait plus vraiment ce qu'il aime, ni ce qu'il veut faire.

Son père est employé communal, il rentre souvent tard, parce qu'il va au bar du PMU avec ses collègues le soir, après le travail. Sa mère, elle, est aide-soignante à l'hôpital de la Croix-Rousse. Elle se lève tôt le matin pour aller se coincer dans les bouchons quotidiens, et elle rentre trois jours sur cinq le soir, sinon elle fait des permanences et reste la nuit au service des urgences. L'intensité de son rythme de travail et la courte durée de ses nuits la font vieillir plus vite que la vie, mais elle ne se plaint jamais, et fait les taches ménagères lorsqu'elle rentre à la maison. D'ailleurs, elle parle peu. Ses journées sont mouvementées et bruyantes, alors elle aime secrètement le calme et le silence. Cependant, ce n'est que rarement le calme et le silence lorsqu'elle rentre à la maison. Elle préfère même rester au travail que de rentrer à la maison, et ça, Julien le sait, et il sait pourquoi.

Dans la classe de Julien, il y a une fille qui s'appelle Mélie. Ils étaient dans la même classe l'année dernière, et ils ne se sont parlé qu'une seule fois. C'est Mélie qui avait demandé à Julien s'il avait un mouchoir. Depuis ce jour, Julien est amoureux d'elle. Et cela fait deux ans qu'il préfère l'admirer plutôt que de suivre le cours où ils sont assis à côté, par défaut.

Sur le plan social, Julien a toujours eu du mal, et n'a jamais vraiment eu d'amis. Il fait du foot, et traine au lycée avec les gens de son équipe, mais il n'a jamais eu le sentiment d'avoir de vrais liens avec ses camarades, ni de pouvoir leur confier ce qu'il confie à son chat. Julien le sait, il n'est qu'une personne de plus dans un groupe qui ne s'en soucie pas. Il suit les autres, rigole à leurs blagues mais n'en fait plus, car personne ne rigole jamais aux siennes. A la cantine, lorsqu'il est en retard, les autres partent sans l'attendre, il se retrouve seul à table, et il a honte. Alors maintenant, Julien termine le premier son assiette ou ne la termine pas. La pause de midi n'est pas un moment qu'il apprécie.

Le retour en cours n'est pas non plus un moment qu'il apprécie. Lorsqu'il faut travailler en groupe, il n'est jamais choisi par ses amis, alors il se retrouve avec d'autres personnes qui partagent sa situation, et qui ne parlent pas. Le travail est fait seul, et mal fait.

Le soir, lorsqu'il rentre, il file s'allonger sur son lit, où l'attend son chat, et il lui raconte sa journée. Ensuite, il rêve d'une vie où il a de l'importance aux yeux des gens, de la valeur dans l'esprit des autres. Il rêve d'une vie normale.

Son père déteste les mauvaises notes, pourtant, il n'a jamais été bon élève non plus. Lorsque Julien reçoit de nouvelles notes, il ne dit rien, nettoie l'appartement, débarrasse la table et monte se coucher tôt, avant que son père ne rentre, le nez rouge et la démarche titubante.

La semaine dernière, Julien a fait tomber son plateau à la cantine, et de la sauce tomate a giclée sur le pantalon d'un gars en terminale. C'était un accident et Julien s'est excusé. Mais le terminal s'est énervé, la plaqué contre le mur, lui a mit deux coups de poing dans le ventre et un dans la tête. Dans la salle, certains rigolaient, d'autre encourageaient le terminal. Julien s'est laissé faire. Ce jour-là il est tombé sur la mauvaise personne, ou alors la mauvaise personne lui est tombée dessus.

Aujourd'hui au lycée, Julien avait sport. C'est un sportif, cependant il n'aime pas les sports collectifs au lycée, parce qu'il faut faire des équipes, et qu'il est toujours mal à l'aise lorsqu'il est le dernier sur le terrain, à ne pas encore être choisis dans une équipe. A cet instant là, il aimerait ne plus exister, disparaitre. Il sert la mâchoire, et essaie de cacher la honte et le malaise qui l'écrasent sous leur poids.

Aujourd'hui, c'était un nouveau cycle, et ils avaient piscine. C'est le seul sport individuel du lycée que Julien déteste. Il faut se mettre en maillot de bain, et montrer son corps. Julien est musclé, ne complexe pas sur son corps, mais il ne veut pas le montrer, tout simplement. Dans le vestiaire, il a pris son temps pour se déshabiller, mais il a finalement dû rejoindre le groupe sur le bord du bassin. Il s'est mis derrière tout le monde, pour écouter les consignes du prof. Mélie est arrivée derrière lui, puis lui a demandé d'où venaient les traces qu'il avait sur le corps. Il lui a répondu que sa mère avait les mêmes, et qu'il tenait sûrement ça d'elle. Mélie sembla hésiter, elle observait son dos et ses bras.

En effet, Julien avait des grandes traces rouges rectilignes dans le dos et sur les bras, avec d'autres traces bleues et violacées informes entre ces traces rouges.

Julien sentait que Mélie restait dubitative face à ses explications. Elle approcha sa main, mais Julien recula. Elle ne devait pas le toucher. Il finit par lui dire qu'il lui en parlerait après la séance si elle voulait.

A la fin de la séance, Mélie retrouva Julien, et il accepta qu'elle touche la trace rouge. A l'instant où ses doigts effleurèrent la trace, elle se retrouva dans une pièce sombre éclairée par une faible lumière jaune, où un homme frappait avec une ceinture Julien. Une femme essayait de s'interposer, elle recevait également des coups, et elle criait. A la fin, Julien était au sol, et l'homme terminait par lui mettre des coups de pieds en l'insultant de bon à rien et de fainéant. Il se mis à mettre des coups de pieds dans le ventre de la femme, également au sol, en la traitant de salope et d'assistée. Puis s'éloigna, laissant la femme et Julien par terre, silencieux.

Mélie retira sa main, des larmes coulaient sur ses joues, elle ne comprenait pas ce qu'il venait de se passer.

- C'était mon père et ma mère, annonça Julien.

- Tu dois souffrir énormément !

- La douleur physique ce n'est pas grand chose, la peau cicatrise. C'est dans ma tête que ça fait mal... conclut Julien.

Qu'aurait bien pu être cette trace ? Elle aurait pu être beaucoup d'autres choses, bien moins réalistes et tristes. A mon sens, la réalité ne reflète ni de ce qui est joyeux, ni de ce qui est triste, mais uniquement de ce qui nous semble réel. Chaque personne a sa ou ses propre(s) réalité(s), il n'y a donc ni bonne, ni mauvaise réalité autre que les nôtres.
Ce texte, dans une version plus raccourci, a été lauréat d'un concours d'écriture Savoie/Haute-Savoie, avec 2 autres magnifiques textes, et avec comme thème "La Trace".

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