10) Changer de vie

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Je descends du train, je suis dans la gare de Moûtiers-Salin-Brides-les-Bains, et j'arrive de celle de Bourg-Saint-Maurice. C'est dimanche soir, je rentre du ski club pour rejoindre l'internat de mon lycée. Je marche dans les rues sombres et désertes, une voiture passe à côté de moi. Dimanche soir, tout est fermé, les commerces comme les volets des maisons. J'ai deux sacs, un sur le dos et un devant, plus un autre sac que je porte avec ma main droite, et dans la main gauche ma house de ski avec mes skis de rando dedans. C'est très lourd et ça me fatigue, et je suis déjà fatigué. Je passe dans la rue piétonne, j'ai faim et j'ai soif. L'ambiance est étrange, il n'y a vraiment personne, les devantures sont éteintes et cintrées de grilles métalliques. Il y a un bruit de fond lointain, celui de la voie rapide qui passe à côté de la ville, mais également celui du Doron qui se jette dans l'Isère à la sortie de la ville.

Au bout, loin, dans la rue piétonne, il y a une grande lumière qui est projetée sur les pavés sales et usés. De la lumière, une table et une ombre, avec une odeur de nourriture. Je m'approche, et plus je m'avance, plus je discerne la scène. C'est le kebab des 3 Pyramides, qui est ouvert, avec à l'intérieur, deux hommes qui bougent dans leur cuisine exiguë et dehors, sur la seule table présente, un homme, assis dans le froid avec sa grosse veste, à la seule lumière de la cuisine qui passe au travers du vitrage de la devanture. J'arrive à cinq mètres de lui, il a entre ses deux mains un gros tacos, et penche sa tête vers ce dernier qui est posé à même la table pour croquer un gros morceau qu'il mache ensuite la bouche ouverte. De la fumée sort de sa bouche, et de la mienne aussi. Il fait vraiment froid ce soir.

Il s'arrête soudainement de manger, lève sa tête vers moi, me regarde, et la bouche encore pleine, me dit : "Viens, viens t'asseoir petit".

Sans trop savoir pourquoi, j'obéis, et je m'installe sur la chaise en face de lui, sur cette petite table pour deux personnes. Tout en continuant de manger, il se présente. Il s'appelle Nicolas et il a 49 ans.

Je me présente à mon tour, Titouan, 17 ans.

Le cuisinier sort de son bâtiment chauffé, avec son t-shirt noir manche courte et ses gants en latex noirs luisants du gras de sa cuisine. Il se pose devant la table et me dit : "Bonsoir chef, qu'est-ce que tu veux manger ?"

- Non merci, rien, juste un verre d'eau s'il vous plait.

- Juste un verre d'eau ?!

Le cuisinier me regarde mal, il a l'air agacé.

- Oui le petit veux juste un verre d'eau, il a le droit".

Et le cuisinier retourne dans son restaurant en grommelant dans une langue qui n'est pas du français. Il réapparait deux minutes plus tard, avec un grand verre d'eau qu'il dépose sur la table devant moi sans me regarder, et repart directement alors que je le remercie. Je le bois entièrement d'une traite, j'avais trop soif, et maintenant ça va mieux. Avec Nicolas, on fait plus ample connaissance, dans ce froid sec et mordant qui me pique le nez, les oreilles et les mains que je tente tant bien que mal de réchauffer au fond de mes poches.

- Je suis employé à la Direction Interdépartementale des Routes, et je passe mes journées à étaler du goudron sur des routes endommagées dans les alentours. Ma femme m'attend à la maison, mais je traine toujours ici avant de rentrer, parce qu'on se prend souvent la tête avec ma femme, et puis on ne fait plus l'amour non plus, ça devient vraiment morose. Et toi ?

- Je suis au lycée, et le Week-end je skie, et mes amis ne vont pas tardé à arriver. Là je les attends pour aller à l'internat du lycée, parce que j'habite plus bas, vers Chambéry.

- Où ça vers Chambéry ?

- Montmélian.

- Ah oui je connais bien, j'ai un cousin qui habite juste à côté à Arbin.

- D'accord, je connais un peu là-bas oui.

Au dessus de la porte d'entrée, il y a un logo lumineux d'un kebab avec une moitié illuminée en orange, puis l'autre moitié, et ça change toutes les secondes environ. Ce panneau lumineux attire mon regard, et je le fixe un bon moment, de plus en plus bercé par ce rythme de changement. Je suis étrangement fatigué, et Nicolas continue de manger son tacos sans parler.

J'entends finalement du bruit dans une rue transversale, et je reconnais ce bruit. Celui des roues des valises de mes amis qui arrivent, je vais bientôt rentrer à l'internat. Le bruit est lointain et ne semble pas croitre, ni même décroitre. Il reste au même niveau sonore et mes amis que je n'aperçois pas encore semblent faire du surplace avec des valises qui roulent sans bouger.

Nicolas a arrêté de manger, il me regarde simplement, il me fixe même, avec un sourire pas commun. Sa tête est éclairée par le clignotement du kebab lumineux qui change de côté allumé, et le rythme de changement semble accélérer. Je tourne la tête vers la vitre qui donne sur la cuisine, le cuisinier n'y est plus, et son collègue non plus, c'est étonnant. Les fourneaux sont encore allumés, tout ça est bizarre.

L'air environnant n'est plus froid, il est plutôt lourd et pesant, presque gênant. Je regarde à nouveau Nicolas, il n'a pas bougé, toujours le regard fixé sur mon visage et le sourire figé. Les cloches de l'église sonnent, ça y est. Il est déjà 20h, il faut que je rejoigne le lycée. Un coup, deux coups, trois coups, les cloches ne s'arrêtent pas de sonner, puis soudain j'entends la voix du cuisinier.

- Tenez chef, c'est l'addition.

Je le regarde, et il semble étonné par ma réaction. Il retourne dans son restaurant, aux fourneaux avec son collègue.

- Bon et bah mes amis sont là, je vais y aller, au revoir Nicolas.

Le petit se lève, récupère ses skis, son sac de sport et ses deux sacs à dos, puis s'en va rejoindre un groupe de jeune qui transporte des sacs et des valises.

J'ai l'impression d'avoir fait un rêve, je baisse la tête et je vois un tacos presque terminé entre mes mains. Automatiquement, j'avance ma tête pour mordre dedans, je termine mon tacos puis je rentre dans le restaurant payer l'addition, puis je rentre à pieds dans mon appartement qui se trouve quelques dizaines de mètres plus loin dans la rue piétonne. J'arrive et je retrouve ma femme, je ne lui raconte pas ma journée, et je ne lui demande pas la sienne. Elle me reproche de rentrer tard, je souffle sans lui répondre puis je me déshabille et je m'installe dans notre lit, puis elle me rejoint après s'être brossé les dents. Elle me souhaite bonne nuit, je fais de même et elle éteint la lumière.

Le lendemain soir, après une longue et difficile journée dans le froid à me rouvrir les cloques dans les mains avec ma pelle sur les routes de montagne, avec mes autres collègues smicards et fumeurs, je rentre à Moûtiers, et je vais me poser au kebab de la rue piétonne.

Je suis tout seul, dans le froid et dans le noire, je n'ai pas envie de rentrer manger à la maison, ma femme ne me manque pas. Le chef sort me dit bonjour sans me demander comment je vais, et pose un tacos sur ma table, le même que hier et que avant-hier. Je n'ai plus besoin de rentrer commander, il sait que je commande tous les soirs, la même chose à la même heure. Il ne me demande plus comment je vais, puisqu'à chaque fois je lui réponds en grommelant incompréhensiblement. Alors je mange, dans la lueur de l'intérieur du restaurant. Le panneau lumineux continue de clignoter, il me berce. Soudain, au bout de la rue, un ombre approche, lentement, lourdement. En se rapprochant, je me rends compte que c'est un jeune, avec un sac de cours sur le dos et un sac de transport à la main. Il reste planté devant moi, semble perdu et se raccroche à cette seule lumière de la rue piétonne déserte depuis déjà quelques heures.

Je lui souris, puis je lui dit "Viens, viens t'asseoir petit". Alors il obéit, il vient se joindre à moi à table, puis commande simplement un verre d'eau, rendant le cuisinier de mauvaise humeur. Il me parle de sa vie, moi je lui parle de la mienne, puis finalement, j'entends mes amis arriver au bout de la rue, avec le bruit de leurs valises qui roulent sur les pavés, puis je les vois. Alors je dis au revoir au monsieur qui mange son kebab, je dis, étrangement, au revoir à Nicolas, puis je file rejoindre mes amis pour aller à l'internat du lycée.

Il m'arrive parfois de manger à ce kebab, quand je rentre du ski, avant d'aller à l'internat, et je suis complètement seul, à cette simple table posée dehors, et je mange dans le froid de la nuit. Pas de lumière dans la rue à part ce panneau lumineux du kebab, qui installe une ambiance bien spéciale. Cet environnement me laisse tout le loisir de penser, et le plaisir de réfléchir. Me vient alors plein d'idées, plus étonnantes les unes que les autres. Mais ça, c'était avant que je change de vie...

Nouvelles, mais pas grand chose nouveau...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant