4) Le Chapeau

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Je suis un chapeau. Marron foncé, simple dans le design, acheté par Raymond Blanc lorsqu'il avait onze ans, au marché de Bourg-Saint-Maurice, en 1911. Depuis ce jour, Raymond ne m'a jamais quitté, et j'ai passé sa vie sur sa tête. J'ai vu beaucoup de choses. J'ai vu son père jusqu'en 1916, puis je ne l'ai plus revu en vrai, simplement une photo de lui dans la cuisine, avec une médaille accrochée sous la photo. J'ai vu Claude, son grand frère, pendant de nombreuses années, faire des bêtises avec Raymond, dans les montagnes, dans les rues de Bourg-Saint-Maurice l'hiver, puis je ne l'ai plus vu que les week-ends, lorsqu'il rentrait de la grande école où il était partit, à Grenoble. Il était devenu sage, saluait respectueusement Raymond lorsqu'il rentrait et lorsqu'il partait. Il avait une moustache, taillée comme celle de son père avant la guerre, et il lisait beaucoup. Il reprochait à Raymond de me porter en permanence, il trouvait ça ridicule et inutile, alors quand Claude rentrait, mon frère me cachait sous le lit, et, exceptionnellement, sortait la tête nue, en attendant que son frère ne retourne à l'école, le dimanche soir. Puis un jour, comme son père, Claude n'est plus rentré les week-ends, parce qu'il était monté travailler à la capitale. Raymond était fier, puisque lorsqu'il parlait de son frère à ses copains dans la cours, il disait que son frère était un grand homme, très intelligent, qui travaillait dans les bureaux à Paris, qu'il allait manger au restaurant le midi, qu'il allait discuter au salon de thé avec ses amis après le travail, et qu'il s'endormait le soir avec une vue sur la Tour Eiffel, et les derniers rayons du soleil. Sa mère en revanche, était souvent triste. Son fils lui manquait, et son mari n'étais plus là depuis longtemps maintenant, et Raymond était la dernière présence masculine qui restait à la maison. La seule présence tout court d'ailleurs. Parfois, Claude envoyait des lettres, avec de l'argent, alors Raymond faisait la lecture à sa mère, qui ne savait pas lire, et qui pleurait toujours avant que Raymond ne finisse la lecture. Ensuite, elle récupérait l'argent, qui venait compléter la maigre retraite de son mari défunt, et en donnait une petite partie à Raymond. Lorsque Claude n'avait pas écrit depuis un moment, sa mère demandait à Raymond de lui refaire la lecture de la dernière lettre. Raymond voulait partir faire des études comme son frère, dans l'espoir de le rejoindre à Paris. Mais il voyait bien la tristesse de sa mère, seule, et ne voulait pas l'abandonner, certain que la solitude la tuerait. Alors, à contre coeur, il a arrêté l'école à 14 ans, et à rejoins son oncle Bernard pour travailler dans sa ferme, à Séez. Le matin, il partait en vélo à 4h, pour rejoindre la commune voisine, et allait traire les vaches puis ramasser les oeufs avec son oncle. Oncle Bernard ne parlait jamais, il ne disait que "bonjour", "au revoir", "oui" et "non". Il n'avait pas d'enfants, pas de femme et pas d'amis. Uniquement un client qui achetait ses productions de lait, de viande bovine et porcine, d'oeufs, de foin et de pommes. Après, ils partaient, selon la saison, ramasser les pommes, couper les pommiers, traiter les pommiers, calibrer les pommes, couper le foin, ramasser le foin, botteler le foin, stocker le foin, vendre le foin, déneiger la route et divers autres métiers quotidiens d'entretien. Tout les jours l'hiver, il fallait également nourrir les vaches, leur apporter de l'eau, de même pour les poules, nettoyer leurs cages, nourrir les cochons et nettoyer leurs boxes. Ils avaient leur pause quotidienne de midi à midi et demi, où ils mangeaient les sandwichs qu'oncle Bernard avait préparé le matin même, avec le beurre et le jambon de la ferme, accompagné d'un morceau de tomme qu'oncle Bernard faisait, et d'un peu de vin qui était produit par le vigneron voisin. Raymond terminait à 19 heures, et rentrait pour souper avec sa mère, tandis qu'oncle Bernard terminait à 21h, seul, avec la traite du soir, mais il avait décidé que Raymond était trop jeune encore pour travailler autant. Alors le jeune Raymond rentrait, il en avait pour 15 bonnes minutes en vélo, puis racontait sa journée à sa mère qui vieillissait, et mangeait la soupe et le pain avec elle. Parfois il lui lisait la lettre de Claude qui était arrivée dans la journée, puis filait se coucher à 21h. Il n'y a pas un seul jour où il ne m'a pas emmené avec lui au travail où à l'église le dimanche.

Raymond s'est marié avec une amie d'enfance, lorsqu'il avait 24 ans, et sa femme, Aline, s'est installée avec la mère de Raymond chez elle. A 25 ans, il est devenu père d'un petit Justin, et pour l'occasion, son grand frère est revenu à la maison pour une semaine. Cela faisait plus de 10 ans qu'ils ne s'étaient pas revus.

L'année suivante, la maman de Raymond est décédée. Elle n'était pas très vieille sur le papier d'identité, mais c'était différent dans la vraie vie.

En 1946, oncle Bernard décéda, dans son lit, de vieillesse. N'ayant pas enfant, c'est Raymond qui hérita de la ferme. Il s'installa donc avec sa famille dans cette ferme, où Raymond prit la place d'oncle Bernard, et Justin celle de son père. Rapidement, Raymond vendit sa maison familiale à un cousin éloigné, mit une partie de l'argent de côté et utilisa l'autre partie pour acheter une voiture à un ami, un deuxième tracteur à un confrère paysan et de nouvelles terres pour la ferme. Raymond étant plus bavard que son oncle, il réussit à trouver de nouveaux clients qui le payaient mieux, et le niveau de vie de la famille s'améliora.

Claude Blanc décéda en 1962, d'une pneumonie, et Raymond blanc décéda paisiblement, dans son lit, tard dans la nuit froide d'un 11 Janvier 1981, à l'âge de 81 ans. J'étais posé sur sa table de chevet, et le matin, il ne s'est pas levé, et ne m'a pas mis sur sa tête.

Quelques jours plus tard, sa femme me récupéra sur la table de nuit, me regarda longuement, pleura un peu puis me déposa dans un carton, qui a été posé dans le grenier de la ferme.

Jusqu'à aujourd'hui, je suis resté enfermé, je ne sais combien de temps.

- On est en 2022, Justin Blanc c'était mon grand-père, il est mort il y a 4 ans.

- Alors tu es l'arrière petit-fils de Raymond ! Tu veux revivre toute l'histoire de ton arrière grand-père ?

- Ca serait vraiment chouette !

- Alors prends moi, et mets moi sur ta tête.

Je trouve qu'aujourd'hui, la société se désintéresse de plus en plus à l'histoire familiale, ne connaissant plus le prénom des arrières grands-parents, ne sachant plus quel métier exerçaient les grands-parents, et je trouve cela dommage. Je trouve que de savoir d'où l'on vient, et comment l'on est venu, peut nous aider à savoir qui l'on est, et où est-ce que l'on veut aller. Une chose est sûre, vos grands-parents, qui vivaient avec leurs grands-parents, connaissaient l'histoire de leur famille jusque très loin dans les branches hautes de l'arbre généalogique.

Nouvelles, mais pas grand chose nouveau...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant