Chapitre II. Une autre forme de vie (2/2)

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      Siloé n'était ni la première, et ne serait certainement pas la dernière enfant recueillie au sein du Grand Temple. Elle était néanmoins la plus jeune et de loin. Les autres orphelins s'y étaient vus accueillir pour de multiples raisons, parfois car leur parents trop modestes, endettés, n'avaient plus d'autre choix que de confier le sort de leur énième progéniture aux bons soins des dieux. Bien souvent, il arrivait que les autorités de la ville amènent un enfant dont le dernier parent avait succombé récemment, de maladie, de la famine, de maux foudroyants, et qui n'avait malheureusement pas d'autre famille pour prendre soin de lui.

      Parfois, ils étaient simplement déposés ici, sans explication. Il était alors compliqué pour les prêtresses d'Altor de gagner la confiance de ces pauvres hères, qui se méfiaient désormais à raison des adultes et de toute forme d'autorité. Brisés, trahis par leur propre sang, ces enfants étaient les plus touchants, mais aussi les plus difficiles. Malgré cela, ce qui les liaient tous dans leur infortune, c'était le souvenir. Heureux ou malheureux, tous ces enfants avaient des souvenirs de leurs parents, de leur fratrie, des souvenirs d'une autre forme de vie. Siloé, elle, était nouvelle dans ce monde.

      Au sein du Temple, les jeunes filles, si elles le souhaitaient, pouvaient choisir de devenir novice à tout âge afin d'accéder un jour à la prêtrise, un statut important, valorisé, au sein de la société bohemiane, ou bien de le quitter dès leur vingtième anniversaire, avec quelques pièces d'or en poche et une excellente formation artistique et littéraire. Elles pouvaient alors continuer leur formation à l'université en se rendant à Praskava, ou entrer directement au service de gentes dames de cour, ou encore parfois, idée la moins répandue, et qui paraissait quelque peu originale, se mettre en quête d'un mari, ce qui n'était pas une tâche particulièrement ardue pour ces jeunes filles d'exception.

      Les garçons quant à eux, recevaient la même éducation que les filles, mais il leur était impossible d'entrer au service d'Altor en tant que novice, cet honneur étant réservé exclusivement aux filles. En quittant le Temple à leur dix-huitième anniversaire, ils entraient souvent au service de quelque grand seigneur, en qualité de guérisseur, d'interprète, de secrétaire particulier. Certains des plus doués choisissent de devenir poètes, conteurs ou musiciens au sein des plus grandes cours du Royaume.

      Dans l'institution qu'est le Temple de Karlova Pristav, l'éducation donnée aux orphelins d'Altor est extrêmement soignée. Sa réputation est aussi haute que celle dispensée aux plus nobles enfants du royaume, n'en déplaise à leurs distingués parents. En effet, les prêtresses elles-mêmes sont des musiciennes reconnues, des artistes aux multiples facettes, qui rendent grâce à leur déesse à l'aide de leurs innombrables talents. De fait, elles sont des professeures de génie, à l'enthousiasme débordant.

      C'est suite à l'arrivée de Siloé et de l'or au creux de son berceau que Dame Elinor et ses prêtresses prirent la décision de transformer la plus grande aile du Temple pour agrandir et améliorer l'orphelinat. Jusqu'ici, même en fournissant tous les efforts du monde, elles peinaient parfois à subvenir correctement aux besoins de chacun de leurs petits pensionnaires qui se comptaient par dizaines, même si ceux-ci mangeaient chaque jour à leur faim et étaient tous en bonne santé. Il était vrai que les dons des fidèles commençaient à retrouver doucement leur teneur d'antan depuis l'arrivée de la nouvelle Grande Prêtresse et l'éclat inattendu qu'elle avait apporté au Temple. Il était néanmoins certain à présent que grâce à cet or, les soucis s'écartaient pour les années à venir. Dès lors, le culte redevint de plus en plus important au sein de la ville -comme du royaume- et les richesses du Temple augmentèrent de jour en jour. Les adeptes d'Altor, déesse de la Joie, de l'Amour et des Arts se multipliaient alors après d'obscurs temps de guerres. Il n'y avait plus de place pour le malheur, ni pour la violence. Les habitants de Karlova Pristav et de tout le royaume, hormis évidemment ceux de Tábor, fidèles à Eivor la déesse guerrière, étaient prêts à s'en assurer.

      Ainsi, c'est dans ce décor idyllique que notre héroïne passa son enfance puis son adolescence, sans jamais réellement avoir de nouvelles de ses parents. Tout au long de son éducation au sein du Grand Temple, on lui transmit un enseignement approfondi des Arts, car si l'on en croyait les préceptes de la déesse, en chaque être sommeille un artiste qui ne demande qu'à être éveillé. Elle appris ainsi avec sérieux et application à jouer du luth, mais aussi toutes sortes de flûtes, du violon, du clavecin ou encore de la lyre. Aucun instrument passant entre ses mains ne s'en délivrait sans qu'elle ne sache en jouer. A propos de ses dons d'acrobate, la petite barde en avait pris conscience assez tôt, grâce aux jeux d'enfants tout simplement. Là où elle aurait dû cent fois se briser les os, elle trouvait toujours un moyen de retomber sur ses pieds, agile comme un chat. Elle marchait sur ses mains presque aussi aisément que sur ses pieds, ce qui amusait beaucoup les autres enfants au Grand Temple. En revanche, cela lui attirait également les réprimandes de Dame Elinor qui ne souhaitait pas la voir se comporter comme une vulgaire amuseuse publique. Elle était une artiste et devait se comporter comme telle.

      Siloé a bien sûr également lu les plus grands textes de son temps, qu'il s'agisse d'ouvrages scientifiques, philosophiques, ou bien de recueils de poésie, qu'elle apprécie particulièrement, si bien qu'elle en compose elle-même à partir de l'âge de 8 ans. Aussi, les prêtresses éveillèrent son intérêt pour la religion d'Altor et des autres divinités du Panthéon, mais également envers les origines probables de leur monde, ses lois physiques, l'Histoire de ce qu'elles considéraient comme "l'Univers".

      Un des sujets hautement important, et longuement abordé en classe, était ainsi celui de l'histoire du monde, des hommes, et des elfes. Concernant les récits sur ces derniers, la jeune Siloé se montre très tôt avide de connaître les moindres détails à propos de ce peuple dont elle se savait héritière mais auquel elle n'appartenait pas vraiment. De plus, on comptait très peu de ses représentants au Temple. Il y avait bien sûr Mira, la gardienne des livres, sa fidèle amie de toujours Barbora, et quelques autres orphelins, mais la ville dans son ensemble était à grande majorité composée d'humains. Beaucoup d'elfes avaient péri durant les guerres ayant secoué le Royaume ces derniers deux cents ans, et ceux-ci étaient beaucoup moins fertiles que les humains. Aussi l'espèce semblait s'éteindre peu à peu, inexorablement.

      Siloé et son amie portaient en elles un monde disparu.

      Ses activité favorites étaient néanmoins, et de loin, de jouer du luth pendant des heures, ou bien de rester dans la bibliothèque parfois jusqu'à la nuit, manquant ainsi le dîner, au profit de la découverte au creux des pages d'incroyables contrées, si mystérieuses, si belles, et inatteignables. A force de se plonger dans ces pages, la réalité finit par s'éloigner de plus en plus et la jeune elfe ne se prit à rêver plus que d'une chose. Partir. Explorer le monde. S'éloigner de ce quotidien organisé, mesuré, ordonné. Voir les contrées extraordinaires dépeintes par les livres de ses propres yeux. Écouter les musiques du bout du monde. Chaque histoire, chaque mythe, chaque légende un jour énoncée par un être vivant, elle souhaitait ardemment les entendre et les chanter, pour que personne, jamais, ne les oublie. Après des semaines de réflexion, de recherches, d'intenses débats avec elle-même, Siloé se sentit finalement prête à entamer ce grand voyage.

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Une matinée de printemps

      Sa vie est sur le point de changer de manière radicale, et pourtant Siloé reste égale à elle-même. En ces dernières heures, elle affiche un grand sourire, tente de faire rire ses amis qui eux, hésitent encore entre lui en vouloir pour cette décision si soudaine, en vérité mûrement réfléchie depuis des années dans le plus grand secret, ou l'encourager dans son projet. Ses affaires sont déjà prêtes, elle a en tête sa première destination, Praskava. La capitale. La ville où les âmes et les destins se croisent, la ville des illuminés et des damnés, mais aussi des poètes, le cœur de Bohemia. La ville aux cent tours, l'œil du cyclone de l'imaginaire de la jeune barde, le rêve de tous les empereurs, la ville où la musique de l'âme s'écoule sous les ponts, et où l'on rêve, librement.

      Le luth offert par Dame Elinor bien arrimé à son dos, elle s'élance sur les routes de son destin. Une silhouette encapée de pourpre semble l'observer depuis les jardins du Temple avant de prendre sa suite.


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[Cette partie sera sujette à une réécriture quasi complète, afin de mieux la rattacher à l'ensemble du récit.]

Belle journée à vous !

Les voyages d'une Barde : le Luth et la SorcièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant