Des champs de blé, une petite forêt sombre, puis des champs à nouveau, offrant leurs fleurs sauvages à perte de vue, et encore une forêt, différente de la précédente par bien des aspects. Celle-ci semble s'étendre à l'infini et voilà déjà trois jours que Siloé l'arpente. Elle marche d'un bon pas après la paisible nuit qu'elle y a passée, seulement éveillée par les timides rayons du soleil effleurant ses traits fins et couverts de tâches de rousseur. Les êtres peuplant cette sylve semblent s'être donné le mot et aucun bruit n'est venu perturber le sommeil de la jeune elfe. Elle a rêvé.
Elle a rêvé de sa vie d'avant, au Grand Temple de Karlova Pristav, ville de son enfance. Elle a rêvé de ses amis Barbora, une grande elfe longiligne aux longs cheveux roux adroitement tressés, et Ymir, un jeune garçon aux yeux et aux cheveux sombres, l'une aussi pétillante et extravertie que l'autre pouvait se montrer discret et réservé. Elle a rêvé de leurs jeux idiots, de leurs fous rires, des leçons de musique et de magie, du marché de la Place des Victoires, du parc attenant entretenu par les prêtresses et des milliers de roses qui s'y épanouissent au printemps, emplissant l'air de leur incroyable parfum. Elle a rêvé des adorables écureuils qui le peuplent, sautillant de branche en branche, et du petit lac férocement gardé par de majestueux cygnes qui vous pincent sans hésitation à la moindre approche.
Voilà presque un mois que Siloé a quitté ce quotidien idyllique, simple et heureux. Lorsqu'elle y repense, il arrive que ses immenses yeux bleus s'emplissent de nostalgie. Une partie d'elle aimerait parfois faire demi-tour. Au fond de son cœur, elle sait pourtant que c'est ça qu'elle a toujours voulu. L'aventure. Apprendre à vivre et à se débrouiller seule. Voir le monde, qui ne se limite certainement pas à la ville où elle a grandi, ni même au Royaume de Bohemia, aussi immense puisse-t-il être. Ce qui la pousse chaque jour, c'est cette possibilité infinie : explorer, toujours plus loin. Vivre sur les routes et gagner son pain en mettant en chanson ses pérégrinations et celles des gens qu'elle aurait le bonheur de rencontrer. Connaître une façon de vivre autrement, voir chaque jour le lever du soleil depuis un endroit différent, parcourir dix déserts, gravir cent montagnes, traverser mille océans.Mais voilà, en un mois l'aventure... ne semblait pas avoir atteint leur point de rendez-vous. Siloé n'avait rencontré que très peu de monde sur la route. Quelques marchands se rendant à Karlova Pristav, d'où elle-même venait, tout au plus. Aucun compagnon de voyage n'empruntant le chemin de la capitale. Pourtant, selon ses informations, elle aurait dû arriver à Praskava il y a déjà plusieurs jours. Avait-elle contourné la ville sans s'en rendre compte ? Peu probable. Qu'elle se soit perdue, c'était évidemment une réelle possibilité, l'orientation n'ayant jamais été son plus grand atout. Mais à ce point ? La carte du Royaume qu'elle avait dégoté n'était certes pas de toute première main, mais tout de même...
Et puis quand bien même, malgré ce contretemps... tout semblait curieusement facile. Comme si quelqu'un ou quelque chose veillait sur elle et lui facilitait le voyage. Dame Elinor l'aurait-t-elle fait suivre, ou protéger ? Avait-elle fait mine d'adhérer à son projet avant de lancer un enchantement protecteur à sa suite ? Non. La Grande Prêtresse était grandement attristée par le départ de son élève favorite, mais elle lui avait assuré comprendre son choix et la soutenir dans sa décision.
Elle lui avait même offert le luth. Son luth. Le plus bel instrument de musique que Siloé n'ait jamais vu de sa courte existence. En bois précieux, décoré d'arabesques complexes, l'instrument avait tout de suite attiré la jeune fille la première fois qu'elle l'avait aperçu dans le grand bureau de Dame Elinor et elle avait patiemment attendu que sa professeure lui permette de s'en servir. Chaque mélodie qu'elle avait jouée avec ce luth semblait venir d'un autre monde. Chaque note résonnait avec une pureté indicible, la réalité se faisait alors très lointaine, intangible, et la jeune musicienne se perdait dans cet univers onirique, inaccessible au commun des mortels. Siloé avait un don pour la musique et pour raconter des histoires, surtout en les chantant. C'était comme si son âme entrait en résonance avec les sons émis par l'instrument et que celui-ci nourrissait son infatigable imaginaire. Elle avait l'âme des bardes des temps anciens.
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Les voyages d'une Barde : le Luth et la Sorcière
Fantastik[PREMIER JET] Siloé a quitté la ville dans laquelle elle a grandit afin de vivre des aventures sur les routes et mettre ses talents au service des autres et d'elle-même. Barde de son état, elle espère bien gagner son pain en chantant les aventures...