II

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          En équilibre vacillant au-dessus de la surface de l'eau, sur des racines arachnéennes, j'en agrippe une plus haute. Je me tire d'une seule patte et me pousse sur le lit surplombant de la mangrove qui s'étends comme un continent surélevé, flottant et lévitant. Je rampe à un tronc et me pose, le dos contre. Le long de mes côtes, le sang s'écoule de ma plaie couverte de dépôt. Mes muscles se relâchent. Mes os frissonnants me lâchent. Qu'importe, je ne regrette rien de ma curiosité. Je cède l'emprise. Tremblant, la mangrove tombe à la verticale ; sanguinolent, je la contemple de biais et me dissipe dans les spasmes. Entre les réseaux de racines, une créature s'efface. Dissimulée dans les eaux troubles, m'observe-t-elle ?

Les serres de la fin s'abattent sur moi, comme sur une proie. Frémissant, je traîne mon corps sur les buttes noueuses et sous les gouttes glissant entre les feuillages, jusqu'au bord de plage, où je m'effondre dans la boue. Englué, sous la pluie écrasante. Ruisselant, je fuis l'eau, rejoignant les premiers arbres robustes de la jungle. Je m'y repose, en partielle sécurité. Protégé des bêtes, par le monstre aquatique ; protégé de lui, par les rivages terrestres.

En tripode, je longe les flots enracinés, en direction de l'isthme qui mène à ma famille.

J'aperçois une grotte, abritant de la pluie. Je me souviens des bêtes aux fourrures boisées, sans queue ou presque, qui en sortirent à quatre pattes. Sur celles arrière, tel un dos argenté, elles se nourrissaient dans les arbres d'un épais liquide aux couleurs du soleil. Jamais n'avais-je vu de créatures aussi imposantes, et jamais n'en ai-je revu. Pourtant, un squelette tout aussi impressionnant règne à présent sur les rivages. La cage thoracique en perce la terre et l'herbe se plie sous son crâne.

Peu assuré, je m'enfonce dans la grotte aux parois humides et lisses. Une créature grogne dans les profondeurs. Ce bruit, ce souffle. La bête jaillit de la pénombre, tête et défenses devant. Elle trépigne à l'arrêt. Quadrupède et menue. Aucune odeur âcre de sang. Seulement le pétrichor, ses poils tachés de terre mouillée. Je me repose contre la paroi concave. Elle aussi se réfugie de la pluie et des prédateurs. Je la dévore des yeux. Les bêtes hurleuses déchiquetaient une carcasse pour s'en nourrir. Si je soulève un rocher et que je le lui écrase sur la tête...

Je jauge sa silhouette dans le noir. Elle me regarde en retour. Que pense-t-elle ? Elle doit être encore moins rassurée. Finalement, je dormirais mieux affamé que si je la mangeais. Je ferme les yeux, quelques battements de cœur, les rouvrant discrètement, quelques battements de paupière, sur la créature toujours immobile.

*

Un éclat frappe dans la nuit et m'éveille.

*

Dans les échos du vent et les ombres caverneuses, mes côtes vomissent de douleur. Elles suintent un liquide jaunâtre. Elles empestent. Je fuis à trois pattes, vers la lumière et le chant des oiseaux. Je m'extirpe par l'entrée toute en largeur. Hors de la grotte et dans les rayons. Ils glissent contre ma peau.

Dedans, la créature dort sur son ventre.

Je m'aventure dans les alentours broussailleux. Non loin d'un gros rocher, quelques pierres grotesques dans les herbes. J'en ramasse une et la jette contre la surface rocheuse. Un léger éclat. Devant les gravats, le résultat. Plusieurs pierres, aux angles acérées. Une, particulièrement tranchante. Je la saisis et déchire une entaille dans la terre. Je retourne dans la caverne, où séjourne la créature. Aveuglé par les ténèbres et la pierre acérée dans ma troisième patte, je me mets debout, imitant la bête imposante. Je tranche la roche. Il ne se grave qu'une fissure. Un trait ? Deux ! Trois et... plusieurs représentent un prédateur vu la veille. Dehors, l'on doit s'en méfier.

Cette pierre communique une pensée. Elle réalise ma volonté. C'est un intermédiaire. Mais le bras moins habile exige davantage de force qu'il ne m'en reste. Les traits représentent autant un prédateur que la créature qui dort. Je sors, lâche ma pierre et longe le fleuve, à la recherche d'un intermédiaire plus malléable, plus apte à prendre la forme de mes pensées.

Entre des fourrés verts : de la boue rougeâtre, j'en prends une poignée, ignorant l'odeur calcinée, portée par le vent. Je reviens à la grotte et découvre, dans ma patte, la boue écrasée. Il ne reste qu'une fine couche, grasse et colorée. D'un geste qui ne ressemble pas vraiment à ma pensée, je peins la créature dormante.

Je crée un vague reflet d'elle. Une image. Elle ne perdurera pas éternellement. La créature se lève bien assez tôt. De mon regard, je lui désigne l'idole. Elle ne le suit pas. Elle fixe ma tête pivotante d'elle à la paroi. Je pointe le mur de ma patte avant ; elle l'observe gesticuler dans le vide. Je m'accroupis à côté d'elle, pendant qu'elle me surveille du coin de l'œil. J'oblique dans le sens de sa perspective. Elle perçoit cela. C'est ça, qu'elle a compris de mes gestes étranges qui semaient l'ombre. Son regard s'accrochant à mes griffes, j'en pointe l'enduit de gadoue, les en approche et les pose. Son regard sur mes yeux ; le mien parcoure l'espace immatériel entre ses yeux et l'esquisse. Je frotte sur la surface rocheuse, autour de l'image gadoueuse. Ses prunelles marrons comme la grotte parcourent ma patte et glissent à ce qu'elle entoure : les motifs rougeâtres s'y reflètent.

Tout, de la roche à la boue, me permet de créer, transmettre ma pensée et réaliser ma volonté. Tout est un outil pour une œuvre. Je m'éloigne du dessin et du modèle, la contemplant se contempler. Reconnaît-elle son reflet des eaux immobiles ? La marée solaire monte dans la caverne et déroule ma toile. Enduisant une image de ma famille, j'essaye de transmettre à la créature l'idée que la première esquisse rougeâtre est d'elle, comme cette dernière de moi. Mais ce n'est pas clair. La précédente la reflète, non ses proches.

Je ressors, la tête haute et le cou délié, à force de tenir sur mes seules pattes arrière. Cette odeur agressive. Je lève les yeux sur un arbre noirâtre. De la canopée, j'ai déjà vu au loin son prédateur céleste jaillir des nuages, s'abattre sur une telle proie et fendre son tronc en deux. Plus vif que tout rapace. L'éclat des serres disparaissent aussitôt, avant même que le déchirement strident annonce la fin à contretemps. La carcasse d'arbre, enracinée à la terre, se consume alors elle-même, tandis qu'y danse quelque chose d'illuminée, qui ne ressemble à rien d'autre.

Les pattes ombrant les yeux, je m'approche tel un charognard de la proie d'une plus puissante créature. Je scrute le ciel : rien ne bouge. Baignant dans le jour, je brise une brindille osseuse. Sous le couvert de la grotte, je découvre ma patte noircie. Posé sur la vallée de peau, entre les deux extrémités intérieures et maintenu par le bout des trois, l'appendice dépouillé s'effrite. Avec, je taille la falaise de déchirures sans couleur. A la suie, je m'y figure.

Il me faut une flaque d'eau, pour contempler mon reflet en le peignant. Je ne trouve qu'une mare de boue sur les rivages. Elle ne reflète rien, si ce n'est mon ombre et mes contours. Ça devra suffire. Je trempe ma patte dedans, retourne à la grotte et la pose contre sa paroi. Je me retire et révèle Une silhouette de mon propre corps, de ma présence. Mon plus court doigt, tordu par la chute dans la mangrove, prouve mon vécu. Estampillée par ma patte folle, cette œuvre est de moi, à moi et j'y suis.

J'ai peut-être même le pouvoir de me recréer ou celui démiurge de créer ce qui n'est pas.

J'attire la créature dehors, à la mare de boue. Sur les phalangines, j'avance dans la gadoue. Elle m'imite, sans main. On communique. Dans la caverne et sous les caresses, elle m'offre sa patte. Posée droite contre la paroi, comme la mienne auparavant, elle la plie et dévoile pour signature rougeoyante un cercle fendu.

Un gargouillement ascende de son estomac à notre attention. Moi aussi, j'ai faim. Nous nous engageons dans la jungle, jusqu'à un tronc tortueux et crevassé, sous lequel se dispersent des feuilles aux lobes arrondis et des glands. J'en ramasse un, trop dur pour mes dents. Dans la gueule oblongue de mon compagnon de fortune, j'en devine des bien plus puissantes. Je lui tends ma main à l'envers, le bas vers le haut et le gland déposé dessus. Ça lui plait. Tant mieux, c'est simple à trouver. Ma vue compense pour son odorat inexpérimenté ; son ouïe réagit avant la mienne. Il s'arrête et pivote vers moi. Ce n'est pas un écho. Ni un simple bruit, ni un cri. Ni un hurlement, ni un grondement, ni même un grognement. Un rythme étrange et une tonalité inouïe. Je fonce dessus, plein d'espoir de trouver mon reflet.

L'enfant de la JungleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant