J'avance à trois pattes, sur les branches s'écoulant des troncs aux multiples horizons. Dans les herbes, mon ami me suit. Le sol m'attire, l'immobilité aussi. Il ne demeure de ma faim que la fatigue, silencieuse. Le chant recommence, proche. Autant les attendre ici.
Des bipèdes se fendent un chemin dans les fougères. La patte avant du meneur : une longue pierre acérée – en astre nocturne, lorsque le Lapin Blanc se cache dans son terrier –, encastrée dans un bois sans écorce, tenu dans une main. Est-ce vraiment une partie de son corps ? La peau de ces animaux à outils : inhabituelle, flottante et bariolée, si ce n'est pour celle de leurs têtes, étonnamment banale. Leurs yeux devant. À cette distance, je ne discerne pas de crocs, ni même une odeur de sang, sous l'épaisse puanteur de ma plaie. Leur mélodie brise son rythme et ne se répète pas. Elle varie. Sans fin et toujours changeante. Silence. La créature à parole me pointe, telle une esquisse. Chantaient-ils de moi ? Ou grognaient-ils ? Je me retourne et crie. Mon ami détale. Quelle vitesse. Jamais ils ne l'attraperont. Comme le primate orangé que j'ai poursuivi dans le passé ; à présent je m'enfuis.
La grotte. Je rate une branche et me la prends sous la mâchoire, je gesticule dans les airs et me débats : le sol s'écrase contre moi. D'un coup, mon corps se tait. Couché, je le remets sur pattes. Sonné, il chancèle. Un abri, une cachette, quelque chose. Une tanière, trop mince pour une bête hurlant à la lueur astrale. J'y rampe à reculons, la tête contre le sol, à ne plus rien y voir. Dans l'invisible. De perspective extérieure, l'obscurité se mélange avec les poils sombres qui recouvrent ma tête, camouflée dans l'ombre.
Leurs pas s'arrêtent. Un son aiguisé frappe un morceau de roche acérée. Des crépitements. Leurs rythmes et tonalités se transforment et se déplacent. Les ombres s'éclaircissent. La tanière se remplit d'un nuage gris, asphyxiant. Il rentre par mes narines et ma bouche. Il me dévore de l'intérieur. J'essaye de m'en éloigner, d'y échapper. Il me submerge et m'immerge. Je recule, écrasé dans ce boyau de terre et de racines. Je sors par l'autre bout. À l'entrée, le meneur tient une poignée d'herbes sèches, sur laquelle danse ce qui ne ressemble à rien d'autre : du feu. Je cavale sur mes trois pattes, loin d'ici, oubliant la fatigue.
Le fleuve. L'eau.
Un cri derrière moi. Ils me rattrapent.
Emboué, j'atteins les rivages de la mangrove. J'ai raté la grotte. La nuit tombe sur le squelette de la veille et je monte sur le lit, porté comme sur des pattes. Les bipèdes s'essoufflent dans la plage boueuse. Seul leur meneur s'enfonce entre les racines aériennes, où des êtres de lumière voltigent, et les branches. Mon haut trop lourd pour une seule patte, je me dresse sur celles arrière. Je marche, les bras pendus le long du corps. Je cours.
Le bipède cracheur de feu me coince et m'accule contre le bord de la mangrove. Le fleuve sombre et lourd dévore ma falaise. Mon ami en remonte l'escarpement, terrorisé ; incapable de retourner la tête pour voir que nul ne le chasse, il trébuche. Il dégringole, les côtes contre les pierres, jusque dans les flots. Je me retourne face au bipède, je ne fonce pas. Je ne sais pas quoi faire.
Je me jette à l'eau, le plus loin possible.
La surface fendue, les torrents m'emportent. Je pousse sur mes pattes arrière, je bondis vers l'air. Réaspiré et englouti, dans la gueule de l'eau. Le bipède ne m'y suit pas. Je me propulse vers les hauteurs, sans appui, sans soutien. Ma bouche doit émerger. Je ne suis même pas sous l'eau, comme sous les nuages, mais dedans. Dans son liquide, comme dans le ventre d'un monstre. Ses tréfonds m'enveloppent et l'air que je respirais m'échappe. Je n'ose pas ouvrir la bouche : une voix du fond m'hurle de la garder fermée. Le souffle s'éloigne. Une jambe ne répond plus, je n'insiste que davantage sur l'unique restante, flageolante. Je...
... je me noie.
L'intérieur dévoré par la vacuité, ma dernière jambe s'endort. J'ondule vers la lumière, comme une créature dénuée de membre : c'est à peine plus utile que dans l'air. Tout mon corps sombre dans cette glaise. Il s'y ancre. À la sortie que j'imagine à cette obscurité, je tends ma main habile ; je me contemple disparaître, à la lueur miroitante du Lapin Blanc.
Un charognard aquatique me tourne autour. Il attend que je sois...
Une main m'agrippe alors. La créature me tire sur son dos et s'expulse vers le haut. J'émerge ; je respire. Frémissant, sur cet îlot de peau, tous mes sens saturent. Toutes les sensations se mélangent, emportées par des vagues intérieures. La rive s'approche : sur sa falaise s'élève un arbre aux immenses fruits verts et pointus. Puis mes yeux se referment, sans voir son visage.
VOUS LISEZ
L'enfant de la Jungle
FantasyUn petit se réveille dans les pattes de sa mère. Dans la nuit, des créatures ont hurlé à l'astre nocturne. Quels sont ces nouveaux habitants de la jungle et pourquoi viennent-ils jusqu'aux abords du fleuve qui la fend en deux et dont l'autre rive es...