10. Un diner au clair de lunes

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Une femme poussa la lourde porte qui menait à la salle du trône, la mâchoire serrée. La fine frange brune qui lui tombait sur les sourcils rendait son expression difficile à déterminer, mais ses mains tremblantes laissaient transparaître sa peur. Elle referma le battant, puis fit face à l'immense siège d'or qui lui faisait face, appréhendant son occupant. Ce dernier avait les yeux clos et ses membres frêles reposaient sur le métal étincelant à la lumière des lunes qui illuminaient la pièce à travers différents vitraux, laissant des traces colorées sur le sol.

— Maka, résonna la voix profonde. J'espère que tu m'apportes une bonne nouvelle.

Maka s'avança jusqu'en face du trône. Ses iris noirs étaient fixées sur le sol, avant que sa voix grave ne s'élève :

— Un humain est arrivé mon seigneur. Nous avons détecté l'activité du portail ce matin à Klervis.

Les paupières de l'homme s'ouvrirent, révélant des yeux fatigués sous lesquels se dessinait un coup de crayon noir, accentuant ses prunelles jaunes.

— Quelqu'un l'a-t-il trouvé ?

— Non, maître. Mais ça ne saurait tard-...

Un cri de rage résonna dans la pièce, sorti des lèvres fines du monarque de Nebuli. La respiration saccadée, il se reprit et passa une main squelettique dans sa chevelure noire qui descendait sur sa nuque. Maka s'était reculée légèrement, toujours peu habituée aux excès de colère de son protecteur.

— M'as-tu apporté autre chose à la place ?

— Bien sûr, votre repas vous attend dans la salle à manger. Nous en avons une toute nouvelle.

— Bien, emmène y moi.

Il se leva, tremblant, pour s'assoir dans un modèle réduit à roulettes de son trône et s'y écroula ; ses jambes frêles n'étaient plus à même de porter son propre poids. Maka se posta à l'arrière de l'appareil et le poussa, non sans un petit effort. Le monarque ne pesait presque rien, en revanche l'or du trône miniature ainsi que les roues se faisaient lourds, comme en témoignaient les muscles qui commençaient à se dessiner sous son débardeur prune, lui donnant une allure encore plus masculine.

Elle entrouvrit à nouveau la grande porte, qu'elle referma derrière eux. De l'autre côté se trouvait son acolyte, un grand gaillard au visage entouré de mèches rouges, qui lui fit un signe de tête pour connaître le déroulement de leur entrevue. Le monarque, somnolant, le remarqua à peine et la brune ferma furtivement les yeux en inclinant la tête, pour lui signaler que tout s'était bien passé. Elle passa l'ouverture qui donnait sur la salle à manger, au centre de laquelle une trop longue table à la nappe pourpre s'étalait, entourée de chaises finement sculptées.

Le monarque regarda les chaises défiler, laissant son ongle jaune frapper chacune d'entre elles en attendant d'atteindre sa place attitrée.

En bout de table se trouvait la seule place sans chaise devant laquelle la jeune femme plaça le monarque, s'inclina et s'apprêtait à partir. Le rouge de la table venait contraster avec un drap blanc qui y était posé, dans lequel se trouvait un nouveau-né endormi.

— Appelle Lunn, je vous invite à ma table.

Maka s'immobilisa devant l'invitation inattendue de son maître. Elle se retourna et l'observa un moment cajoler le bébé, avant d'exécuter l'ordre.

Hors de la salle à manger, elle attira Lunn en lui faisant un signe de la main. Arrivé à sa hauteur, elle lui chuchota :

— Il nous invite à sa table.

— Pour vrai ? s'exclama l'homme comme un enfant auquel on aurait promis une surprise. J'adore le voir manger, ça va être trop chouette !

Un sourire excité sur le visage, il allait entrer, mais fut retenu par Maka, dont la main l'empêchait d'avancer plus loin.

— C'est pas un joli petit diner de famille Lunn, l'interrompit-elle d'une voix sérieuse. Il va nous engueuler, c'est sûr.

— Ça en vaudra la peine, énonça-t-il en haussant les épaules, se défaisant de la poigne de son amie.

Il entra, suivi de Maka, plus mal à l'aise que lui. Le monarque jouait encore avec le bébé, qui s'était éveillé et gazouillait. En voyant ses enfants adoptifs, il laissa le nouveau-né pour leur désigner de ses mains chétives les deux chaises qui l'entouraient, les invitant à s'asseoir.

— Merci de vos présences, le repas peut commencer.

Il avait recommencé à caresser le poupon, effleurant de ses longs ongles sa peau fine. Après avoir entendu quelques rires du nouveau-né, sa main se décolla en entraînant derrière elle un fin filet translucide, presque invisible. Le sourire du bébé disparut à une vitesse anormale, laissant place à un regard  terrorisé et un teint livide. Trois paires d'yeux étaient posées sur lui, l'une affamée, l'autre admiratrice et la dernière écœurée. Le filet cristallin s'épaissit au-dessus du torse du nourrisson, formant une sphère sous la paume du monarque. Ce dernier écarta ses doigts, laissant l'âme s'engouffrer dans ses narines et entre ses lèvres. Au fur et à mesure du processus, les quelques rides sur le visage maigre de l'homme disparurent, ses muscles atrophiés se détendirent et la chaire devint plus présente dans ses membres. Le bébé, quant à lui, ne fut plus qu'une statue de stupeur, raide et vide de toute existence.

Le monarque expira, un soupir de plaisir assouvi, puis se leva, imposant, pour tourner le dos aux deux invités. Une servante vint débarrasser le cadavre sur la table avant de repartir discrètement.

— Depuis vingt ans ce procédé dure.

La voix sépulcrale résonna, se répandant en échos dans la salle.

— Vous croyez que ça me plaît de me nourrir de pauvres Nébuliens, alors qu'un humain me suffirait pour dix ans ?

La question sonnait comme un reproche, le sermon n'était pas loin. Le maître s'approcha de la table et la frappa de ses poings, faisant sursauter ses disciples.

— Où est-ce qu'ils passent tous ces humains ! cria le monarque. Si vous perdez la trace d'un troisième de l'un d'entre eux, c'est vos deux âmes que j'aspirerai à la place, c'est compris ?

Tout en parlant, il avait attrapé leurs mentons qu'il dirigeait en sa direction. Le regard fuyant, les deux jeunes acquiescèrent et leur maître lâcha son emprise, articulant :

— Allez-vous en maintenant. Vous avez cinq jours, trouvez-en au moins un.

Maka et Lunn se levèrent puis quittèrent la pièce, laissant seul leur maître qui fixait l'horizon par une grande fenêtre.

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Ouhh le point de vue des méchants et trois nouveaux personnages...

Vous pensez que je devrais mettre un TW au début du chapitre ? C'est comme la scène des dents dans le chapitre un, j'imagine que c'est assez dérangeant, mais je sais pas si c'est assez pour avoir besoin d'un trigger warning, à voir.

En Attendant l'Éclipse de LunesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant