Chapitre 11 - Attraction

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[Séléna]

Les traits de Théo ne montrent aucun étonnement. Il a dû rire jaune en découvrant le dossier que Marina a transmis aux organisateurs de cette stupide soirée de Saint-Valentin. Cela fait à peine quelques mois que j'ai abandonné son frère et voilà que je participe à un site de rencontres grandeur nature.

ꟷ Salut Sésé.

Je le fusille du regard. Théo avait pris l'habitude de m'affubler de ce surnom ridicule à chaque fois que nous passions du temps ensemble : lorsque je retrouvais Marius à la fin des cours, pendant les repas organisés par sa famille ou encore quand il me promenait en voiture un peu partout parce que je n'avais pas encore décroché le permis. Il aimait me taquiner dès qu'il en avait l'occasion. C'était en quelque sorte le bon vieux temps.

ꟷ J'ai pas le temps, Théo.

ꟷ Tu n'avais pas le temps non plus le jour où tu as largué mon frère aussi lâchement ? Il ne t'a fallu que trente secondes pour détruire huit ans de relation.

ꟷ Ce n'est pas ton problème, mêle-toi de ce qui te regarde.

ꟷ Nous étions une famille.

ꟷ Tu sais bien que c'est faux.

C'est fou comme il ressemble à son frère quand il est contrarié. Tout comme Marius, son mental est souvent envahi de pensées sombres et indomptables.

ꟷ Tu devrais avoir honte de te pavaner comme une diva décérébrée, maquillée comme une catin qui n'attend qu'une chose : se faire sauter.

Je frémis face à une telle hargne. Mes mains tremblent. Je refuse de m'abaisser à sa provocation puérile. Je ne regretterai jamais cette journée du huit août où j'ai vu mon avenir se réduire à une peau de chagrin. Ce jour où j'ai suffoqué de terreur en comprenant que ma vie était toute tracée et qu'il n'y aurait plus de folie, plus d'enjeu. J'étais sur le point de m'enfermer dans une existence sans surprises. Si quitter Marius était à refaire, je le referais sans hésiter.

ꟷ Je te croyais plus intelligent que ça. Tes insultes ne m'atteignent pas.

Son rencard s'approche de notre duo à pas feutrés. Alors j'ajoute, haut et fort, pour qu'elle m'entende :

ꟷ De nous deux, il me semble que c'est plutôt toi qui vas conclure ce soir.

La jeune femme rousse prend un air offusqué et part dans la direction opposée. Théo ne l'a pas entendue arriver. Il accourt à sa suite pour essayer de sauver son coup. Je lui lance, tandis qu'il s'éloigne :

ꟷ Si tu as encore une once d'honnêteté en toi et en souvenir des bons moments que nous avons partagés, je te demande de ne rien dire à Marius.

Je pousse la porte du bar ; une bouffée d'air glacée caresse mon visage. Je commençais à étouffer à cause du chauffage élevé, à moins que cette sensation ne soit imputable à la présence de Théo.

Je me retrouve dans la rue, de nouveau libre. Lucas l'imposteur s'est volatilisé.

Où est Marina ? Je ne vois pas sa citadine. Je marche jusqu'au passage piéton le plus proche pour qu'elle puisse me récupérer plus facilement. Je regarde à gauche puis à droite : personne. Aucun moteur ne ronronne dans le lointain.

L'animation en provenance des bars me rassure. Un groupe de trois filles ivres passe à côté de moi en s'esclaffant. La tension qui compresse ma poitrine retombe peu à peu.

Je patiente encore quelques minutes avant d'envoyer un texto à Marina :




Je jette des coups d'œil autour de moi avant de replonger dans mon téléphone

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Je jette des coups d'œil autour de moi avant de replonger dans mon téléphone. Je fais défiler les dernières publications de mon feed Instagram tout en tournant mon buste vers le sens de circulation des voitures. J'amorce quelques pas à l'aveugle. Je n'ai pas le temps de relever la tête : je heurte un obstacle de plein fouet. Un bomber en cuir couleur camel s'impose dans mon champ de vision. Mince ! Mon téléphone s'échappe de mes mains et chute contre l'asphalte dans un bruit sec. Je suis vraiment la reine des catastrophes.

ꟷ Oh, je suis navrée ! je m'exclame en fuyant le regard de la personne que je viens de percuter.

Je me penche pour ramasser le portable. Pourvu que l'écran ne soit pas cassé, voire pire ! C'est l'objet le plus précieux que je possède, toute ma vie se trouve à l'intérieur. À l'aide de la manche de mon manteau, j'essuie la saleté qui s'est agglomérée sur l'écran. Plus de peur que de mal.

ꟷ Vous allez bien ?

Je n'ai jamais entendu pareille voix. Une voix masculine au timbre chaud. Suave. Curieuse, je me décide à affronter le propriétaire de la veste.

Deux yeux d'un bleu extraordinaire me transpercent de part en part. Leur couleur abyssale me frappe, me capture, m'engloutit. J'ai la sensation de basculer en avant. De faire une chute vertigineuse, la tête la première, dans des profondeurs hadales. Une chute dans le vide, sans attache, sans parachute, sans oxygène.

Mes repères s'effondrent.

ꟷ Je... Je suis vraiment désolée, je ne vous ai pas entendu approcher.

L'homme que j'ai bousculé doit être à peine plus âgé que moi. Il porte un pantalon chino assorti à des tennis hors de prix. Sa veste en cuir met en valeur ses épaules baraquées et sa silhouette svelte. Sa tenue me semble un peu légère pour la saison ; le polo qu'il arbore sous son bomber entrouvert me paraît beaucoup trop serré. Mes yeux s'égarent sur ses pectoraux, puis descendent le long de ses bras saillants jusqu'à ses larges mains. La gauche est tatouée. Ce n'est pas pour me déplaire. Ses cheveux bruns, presque noirs tant ils sont foncés, sont coupés court, hormis quelques mèches retenues avec du gel. Sa mâchoire carrée durcit ses traits. Il a l'air exténué ; des cernes imposants soulignent ses yeux. J'ai soudainement envie de laisser mes doigts s'égarer sur ses joues rasées de près.

Je secoue la tête pour chasser cette pensée. Qu'est-ce qui me prend de fantasmer sur un inconnu ?

ꟷ Pas de soucis, ce sont des choses qui arrivent ! Surtout quand notre attention est monopolisée par un écran. Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais vous m'avez l'air contrariée.

ꟷ Et vous fatigué.

L'homme s'amuse de ma répartie, son sourire laisse entrevoir des dents soignées. Je cherche à ajouter quelque chose pour poursuivre la conversation, mais le bruit d'un klaxon répété quatre fois m'en empêche.

Marina est dans la place. Sa voiture vibre, secouée par les basses de sa playlist préférée, volume poussé au maximum.

Je me contente de dire, troublée :

ꟷ Mon amie m'attend, je dois y aller.

Et lui de répondre en soupirant :

ꟷ En parlant d'ami, je dois aller sauver le mien.

122 nuits sans toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant