122 nuits sans toi

Chapitre 9 - Marche arrière

[Séléna]

ꟷ La phase de discussion est déjà terminée ? je demande, perplexe.

ꟷ Faut croire.

ꟷ Dommage, j'aurais bien aimé en apprendre davantage sur toi. Du genre, ton métier...

ꟷ Je suis militaire.

Je ne m'y attendais pas. Je sens mes iambes faiblir, comme si elles n'étaient plus capables de soutenir mon poids. Un souvenir s'abat sur moi, tel un rapace fondant sur sa proie. La salle de réception s'efface. Je suis projetée en arrière, dans un passé lointain. Cruel. Je me tiens de nouveau à côté de lui et je caresse sa grande main froide. Il parait fragile, allongé sur ce lit trop large. J'ai l'impression qu'il a rétréci. Je n'aime pas l'odeur de sa chambre d'hôpital. Une odeur de plastique javellisée. Je déteste le voir lutter, froncer les sourcils dans son sommeil agité. Qui me protégera désormais ?

̶ Oh.

Le son de ma propre voix me ramène à la réalité.

ꟷ Oui, je me suis engagé il y a huit ans.

Tristan n'a pas le physique d'un combattant. Huit ans. Encore cette durée infernale qui me rappelle mon échec avec Marius. Le même homme qui m'a pourtant soutenu dans la période la plus sombre de ma vie.

Tristan a l'air songeur. Il ne remarque pas mon changement d'humeur.

Pourquoi m'a-t-il incitée à le choisir ? Je fais mine de m'intéresser à ce qui se passe autour de nous. Tous les duos sont maintenant formés, je compte un total de... huit couples. Deux personnes en particulier donnent l'impression de se connaître depuis toujours : Théo et sa rouquine. Visiblement, Mickaël n'a pas menti sur les qualités de son algorithme.

Je veux m'assurer que Théo garde ses distances.

L'entremetteur revient, plus fier que jamais. Un projecteur éclaire son visage, pour que tout le monde puisse l'admirer malgré la pénombre.

- Chers prétendants et heureux invités de ce grand soir de Saint-Valentin, vous allez maintenant être immergés des décennies en arrière. Dire qu'à cette époque, vous ne faisiez même pas partie de ce monde...

Il toussote avant de reprendre :

- Rejetons ensemble l'ère du virtuel ! Abandonnez vos filtres, oubliez les selfies, désactivez vos faux profils, éteignez vos téléphones. Pas de tricherie : il est temps pour vous de ressentir ce qu'est un véritable rapprochement. Ne vous contentez plus d'une discussion tapée sur un écran tactile qui disparait quelques secondes après avoir été lue. Fiez-vous à votre feeling, mais surtout, amusez-vous !

- Il se prend pour le roi de la savane celui-là, chuchote Tristan.

- Je n'aurais pas dit mieux ! Plus je le vois et moins je le supporte.

Le volume des haut-parleurs s'intensifie. Un premier morceau donne le ton : « Still loving you » du groupe Scorpions. De la fumée blanche s'échappe du plafond et un stroboscope fragmente la lumière à intervalles irréguliers. L'ambiance est cotonneuse. Onirique. Les couples se laissent convaincre et s'entrainent mutuellement sur la piste de danse. Les silhouettes se confondent, bercées par le tempo. Les têtes s'effleurent, les joues se frôlent.

J'ai toujours rêvé de voyager dans le temps, de me retrouver dans les années 80, pour vivre un authentique slow à des années-lumière des twerks actuels et vulgaires. Mon cœur bat plus fort : je ne suis pas une très bonne danseuse.

Je me tourne vers mon partenaire. Son malaise s'est accentué.

ꟷ M'accorderez-vous cette danse, très cher ?

Ma tentative de détendre l'atmosphère échoue. Il n'esquisse pas le moindre geste dans ma direction. Je grimace.

ꟷ T'es sûr que ça va ?

ꟷ Euh, oui, oui.

D'un air absent, il se place devant moi et pose ses mains sur mes épaules. Ses doigts se crispent sur le tissu de ma robe. Je noue mes bras autour de son cou. L'espace entre nos deux corps se réduit.

ꟷ Si tu as peur de me marcher sur les pieds, sache que c'est pareil pour moi.

Ma remarque le détend, la pression dans ses doigts se relâche un peu.

ꟷ Je suis désolée d'insister, mais si j'ai dit quelque chose qui t'a blessé, tu peux me le dire.

Il secoue la tête.

ꟷ Non, tu n'as rien fait, bien au contraire...

Tristan se ressaisit et guide nos pas. Nos corps oscillent au rythme de la musique. Ses doigts descendent le long de mon dos, délicatement, comme si ma peau était composée de cristal.

« If we'd go again all the way from the start, I would try to change the things that killed our love... »

Je me sens incroyablement bien. Je glisse mon nez dans son cou pour m'imprégner de son odeur sucrée. Je savoure cet instant d'une grande simplicité.

Le chanteur répète en boucle : « I'm still loving you », livrant les dernières notes du morceau.

La musique s'achève. Tristan retire brusquement ses mains, comme s'il venait de se brûler. Notre bulle de bien-être éclate.

ꟷ Je ne peux pas continuer à faire ça.

ꟷ Continuer à faire quoi ?

ꟷ Continuer de passer du temps avec toi. Continuer à te faire rire, te séduire.

Sa voix est lourde de regrets.

ꟷ On se connaît à peine, ce que tu dis n'a aucun sens.

ꟷ Tu ne comprends pas ! s'énerve-t-il.

ꟷ Inutile de hausser le ton...

ꟷ On ne devait pas ni faire connaissance ni danser ! Je voulais juste vérifier les informations de ton dossier. Il n'y a aucun doute à avoir : tu es faite pour lui.