Chapitre 6

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« Qu’as-tu fait… »

La voix était si douce, et pourtant, elle n’annonçait que le plus terrible des malheurs.

« Je t’avais dit que rien ne devait changer. Et voilà que je te retrouve avec une de mes poupées brisée. Tu as osé le faire… abîmer cette belle maison sans tache…

– Pardonnez-moi… c’était un accident… »

Elle sentait l’aiguille à quelques millimètres de son cou. La terreur était si grande qu’elle arrivait à peine à parler. Même si elle avait voulu donner le nom du vrai responsable, elle en aurait été incapable.

À quoi bon donner son nom, d’ailleurs ? Ce jeune homme n’était pas responsable non plus. Personne n’était responsable, et pourtant quelqu’un allait payer.

Au lieu d’être évasive, elle aurait dû en parler franchement. Raconter à ce garçon ce qui était réellement arrivé dans cette chambre. Comment la mère d’Alice, qui était folle, avait rapporté au manoir Rochelune le cercueil de l’homme qu’elle avait aimé et avait tenté de le cacher dans la chambre d’Alice. Comment son père l’avait appris et avait voulu faire enlever immédiatement cette chose, comment une violente dispute s’était produite entre le mari et la femme en pleine crise de démence, et comment le cercueil s’était ouvert dans la bagarre, révélant aux yeux d’une Alice encore enfant le cadavre dont la décomposition avait déjà commencé. Comment Alice avait hurlé, jusqu’à ce qu’on parvienne enfin à enlever le cercueil malgré la résistance de sa mère.

Peu de temps après cela, la mère d’Alice s’était suicidée, et son père, qui se sentait responsable, n’était plus le même homme. Il était mort d’une crise cardiaque, ses nerfs à bout, seulement quelques années plus tard, laissant leur fille unique à la tête de la famille Rochelune.

Mais la folie de la mère avait atteint la fille. Chez les domestiques, en particulier les anciens comme elle qui connaissaient cette histoire, c’était un secret de polichinelle. Alice s’était isolée dans un monde qu’elle voulait idéal, beau et paisible, comme une sorte de maison de poupée géante. Et tous les domestiques faisaient leur possible pour ne rien perturber dans ce monde idéal, sous peine de voir la folie d’Alice refaire surface…

Elle aurait dû parler de tout cela à cet homme. Malgré son apparence rude, c’était un gentil garçon. Trop gentil pour Alice. Tôt ou tard, il allait subir le même sort qu’elle.

*

Marcus retrouvait à nouveau Alice après le concert. Comme Franken l’avait annoncé, ils avaient enfin délaissé les bars pour une vraie salle, avec beaucoup plus de spectateurs, et surtout des gens qui ne venaient que pour leur musique, pas seulement pour les écouter mettre l’ambiance entre deux verres.

Ces concerts et leur nouveau succès étaient une bonne chose, mais ils commençaient à devenir une sérieuse source de conflits entre Marcus et le reste des Black Bears. Qui disait concerts disait plus de temps pour jouer et pour répéter, donc moins de temps avec Alice. Or Alice réclamait de plus en plus sa présence, et lui n’avait aucune envie de la lui refuser. Il se sentait si bien avec elle, comme dans un rêve. Et il sentait qu’elle avait besoin de lui. Quoi qu’il se soit passé dans cette fameuse chambre, cela avait dû la traumatiser profondément ; de toute évidence, elle traînait de vieilles blessures qui ne s’étaient pas encore refermées, et il pensait pouvoir soulager sa douleur. Afin de ne pas rouvrir les vieilles plaies, il n’était pas retourné dans la fameuse chambre d’enfant depuis l’incident de la poupée cassée.

Mais son dévouement à Alice devenait de moins en moins compatible avec son emploi du temps au sein des Black Bears. Franken commençait à lui laisser entendre que ce serait le groupe ou elle. Cela ne l’étonnait guère, Franken n’avait jamais apprécié Alice depuis leur représentation au manoir Rochelune. Mais le dilemme était difficile à trancher : les Black Bears avaient agi comme une famille de substitution auprès de lui. Il était très attaché à eux, et à ce qu’ils avaient construit ensemble avec leur musique.

Poupée Psychotique Où les histoires vivent. Découvrez maintenant