Prologue

5 2 0
                                    

Les reines ne choisissent jamais leur royaume. Pour ne pas faire exception à la règle, ma mère fut elle aussi traînée jusqu'à notre île hostile, la nostalgie de son ancienne contrée incrustée dans chaque sillon de son jeune cœur. Avant même de poser un pied sur le sol qui s'apprêtait à s'incliner devant elle, elle abhorrait tout ce qui s'y rattachait, et plus que tout, celui qui l'avait arraché à tout ce qu'elle connaissait, mon père. A l'anniversaire de son seizième printemps, on lui annonçait sa future fonction de souveraine et soudain son devoir de princesse, qu'on lui rabâchait depuis l'enfance, prenait tout son sens. Elle tenta bien d'échapper à son destin, mais inéluctablement, elle se retrouva sur le plateau froid, battu par les vents nordiques qui accueillait depuis des générations nos mariages royaux. Selon la coutume, un prêtre courbé par les années vint tatouer son avant-bras de l'encre bleue caractéristique des reines, puis joint les mains de mes deux parents à l'aide d'un foulard. On raconte encore aujourd'hui que celle qui me donna la vie tremblait tant qu'on finit par blâmer le climat dur auquel elle n'était pas habituée. Aucun membre de sa famille ou de sa connaissance n'assista à la cérémonie. Je n'en rencontrais d'ailleurs jamais aucun, toute une partie de ma généalogie demeurant à mes yeux une suite de noms sans visage. Ma mère ne parlait pas d'eux non plus, comme elle ne parlait de rien. Elle semblait effrayée de ses propres mots, peut-être par peur qu'ils gèlent au sortir de ses lèvres. Elle finit sa vie ainsi, solitaire et perdue au milieu de rochers gris sur lesquels elle ne faisait que glisser. Comme s'il fallait qu'elle soit assurée que la seule chose qui la rattachait à cet endroit fut en sécurité, elle attendit que j'ai dépassé l'âge de l'homme adulte pour partir. Même si elle me montrait rarement de l'affection, je reste convaincu qu'elle m'aimait. Son regard n'avait jamais cédé au froid de l'île et son âme demeurait sûrement au cœur de son pays natal, au milieu des champs en fleurs. J'avais un jour espéré découvrir l'endroit qui l'avait vu grandir.

Malheureusement les rois ne quittent que très rarement leur royaume. Mon père, au moment où il avisa mon minuscule corps ridé, me destina à la reprise de ses fonctions. Il m'arracha un instant des bras de la nourrice, avec un regard absent du côté de ma mère, puis me rendit à la jeune femme, comme il se serait débarassé d'un chiot malade. Il savait qu'il n'aurait pas d'autre enfant, aucun venant de la reine tout du moins, et toutes ses attentes reposèrent sur moi dès l'instant de ma première inspiration.

Je découvris donc le monde en tant que petit prince surprotégé, ou tout du moins, je découvris tout ce qui constituait notre île. La plupart des visiteurs, bien qu'ils soient très peu nombreux, s'étonnaient de sa surface impressionnante et des paysages immaculés qui filaient jusqu'à l'horizon. L'un deux me raconta que toutes sortes de rumeurs couraient sur notre royaume :  on le disait apparu de l'hiver lui-même et on murmurait au coin du feu que nous étions la contrée qui se rapprochait le plus du nord pur. Bien sûr je savais cela faux, une ou deux fois par an, lorsque le brouillard se levait complètement, on pouvait apercevoir au loin les contours d'une terre noire et bleue. Mais je décidais de ne rien dire et acquiesça seulement devant l'explorateur exalté. Le jour suivant son départ j'eu six ans. Pour célébrer cette nouvelle année qui venait s'ajouter au compteur de ma vie, mon père m'emmena sur la côte. Pour la première fois, il refusa que nous soyons accompagnés par qui que ce soit et d'un geste dédaigneux de la main, renvoya la garde royale. Les domestiques étaient sortis pour nous souhaiter bonne chance et je cherchais un moment parmi eux le visage de ma mère. Comme s'il avait senti mon désir inexprimé et la déception qui suivrait indéniablement, père détourna mon regard en ré-ajustant avec son manque de tendresse caractéristique mon bonnet déjà partiellement givré. Il accrocha sa cape de fourrure, remonta le col jusque sous son nez, puis enveloppa fermement ma main dans la sienne. Malgré les flocons qui venaient se déposer sur mes joues, la chaleur rassurante qui émanait de son étreinte sembla repousser l'hiver tout entier. Le trajet n'en demeura pas moins éprouvant. Si j'avais déjà quitté l'enceinte du château, je ne m'étais jamais aventuré aussi loin. Nous marchâmes longtemps, tandis que la coupe du ciel se refermait peu à peu sur nos deux silhouettes abandonnées et que la glace autour de nous s'assombrissait avec la venue du soir. A chacun de nos pas, deux halos blancs se formaient devant nous puis éclataient comme des bulles dispersées par les rafales de vent. Dans le ciel, le manteau épais de la nuit était piqueté d'étoiles éclatantes. Enfin, j'entendis un son tonitruant qui m'était complètement inconnu. J'avais l'impression de m'approcher peu à peu d'un monstre immense et pourtant, invisible, caché au creux de la nuit. Ses grognements résonnaient jusque dans mes os, et j'attendais avec appréhension la vision d'une mâchoire immense, prête à nous engloutir tous deux, mon père et moi, d'une seule bouchée. Ma peur était telle que je me demande encore parfois comment je trouvais le courage de continuer à avancer. Sûrement ma détermination à ne pas décevoir mon père, et ma réticence à lâcher sa main y furent pour beaucoup. Trop concentré sur la terreur qui pétrifiait mon esprit, je ne remarquais pas le brusque arrêt que marqua mon père et ainsi, je tombais. Sous mes pieds, le sol avait disparu. La falaise s'arrêtait brusquement, comme découpée au couteau pour laisser place à un vide immense, seulement entrecoupé des ombres volantes d'oiseaux crieurs.

La panique monta en moi tel un souffle immense, inarrêtable et glacial.  Je compris seulement plus tard que j'avais expérimenté pour la première fois, la peur instinctive et animale de la mort. Un cri désarticulé sorti de ma gorge pour se noyer au milieu des grondements du monstre, cent fois, mille fois plus forts que les miens et enfin, mes pieds retrouvèrent la terre ferme. Mon père ne prit pas le temps de me sermonner. D'un seul mouvement, il me souleva et me plaça sur ses larges épaules. La bête grondante se montra enfin, comme dévoilée par une main divine et se révéla bien plus effrayante que tout ce que j'avais imaginé.

J'avais devant moi un monde d'hiver et de vagues qui semblait rugir mon nom de toute sa force. L'océan m'offrait son cœur bleu et je naquis une deuxième fois, prince de l'écume. 

Les océans disparusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant