Chapitre 1

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Ma vie commença donc, avec six années de retard, comme si le temps s'était figé, dans l'attente fébrile de cet instant précis, où les effluves marines me fouetteraient le visage du haut de la falaise enneigée. Dès ce moment, toute mon existence sembla se tourner indéniablement et pleinement vers cette étendue sans fin d'eau salée. La passion me dévora corps et âme, jusqu'à ce que le chant des vagues me noie.

Ma petite enfance ne me laisse aucun souvenir précis. Seulement des débris de sensations, effluves, parfums, sons, frissons et rêves désormais dilués parmi les remous du temps instable. Lorsque j'essaie de remonter le fleuve de ma vie, j'y retrouve nombres de détails, flottant ici et là dans les recoins du lit tortueux, mais jamais l'eau ne me révèle une vision claire : toujours brouillée, toujours floue, comme morte, assassinée par ma mémoire traître. Dans ce récit je vous lègue ces rares événements que le temps n'a pas réussi à altérer totalement, ces évènements qui vous imprègnent de leur essence et de leur goût jusqu'à la marche vers les trois paradis. Ce sont mes mots qui donnent vie à mon passé. Ils s'agencent, s'accordent, pour que les crevasses se remplissent et pour que les visages s'animent de paroles. Le temps oublié me chuchote son histoire, me livre ses secrets au creux de l'oreille et je les souffle à mon tour, du bout de ma plume. Mais ne vous détrompez pas : il n'y a rien de faux dans mon récit, seulement rien de vrai.

A dire vrai, le chemin du retour jusqu'à la chaleur rassurante du château fut l'un de ces épisodes dont il ne me reste quasiment rien. Je visualise seulement le contour sombre du bâtiment, ses tours épaisses déchirant la nuit tels les crocs d'un ours enragé. Le château se trouvait sur le littoral, sortant de la glace tel un moineau cassant sa coquille blanche. Le bas de ses fondations n'était jamais visible, toujours enseveli sous plusieurs mètres de neige qui bloquaient les portes d'honneur et s'infiltraient dans les couloirs chaleureux à la moindre occasion. Telle une tâche d'encre, sombre et tenace, la demeure supportait l'impétuosité de l'hiver depuis sept cents années. La violence des rafales glacées et les hurlements de loups avaient autant façonné la silhouette du château que les pioches qui avaient taillé la roche noire. C'était les vhâris, sur leurs bateaux de bois qui étaient venus s'installer sur cette terre encore inconnue et qui avaient construit au fil des générations ce bâtiment. Leur gloire passée, les fiers guerriers avaient quitté le sud, abandonnant pillages, viols et guerres derrière eux pour trouver un nouveau monde qui n'appartiendrait qu'à eux. Ils avaient subi la défaite, ainsi voulaient-ils mourir au milieu du froid et de l'océan sans personne pour témoigner de leur honte. C'étaient mes ancêtres, et leur folie coulait dans mes veines.

Le lendemain de mon anniversaire, mes paupières s'étaient ouvertes difficilement, encore empreintes de la vision merveilleuse que j'avais aperçue la veille. Ma nuit avait malicieusement rejoué la scène telle une litanie et j'avais l'impression que chacun de mes membres s'était imprégné de ces songes liquides. Lorsque je regardais mes mains, j'étais convaincu qu'elles chariaient un sang écumeux, aussi impétueux et libre  que la mer.

Du paysage que j'apercevais chaque matin, lorsque le monde se secoue et s'agite, je ne pourrais rien vous rapporter de manière authentique. Aucun peintre n'a esquissé le ciel florissant et la neige rougissante, aucun musicien n'a pensé à fredonner l'air du vent glacé et si un poète a un jour pensé à louer la beauté de la brume laiteuse, ses travaux me restent inconnus. Je me souviens néanmoins du ruban azur qui, tout là-bas, si loin qu'il me semblait appartenir à un autre monde, s'agitait de remous. Je le revois danser devant mes paupières, parfois, lorsque le ciel sombre laisse les étoiles éclairer la canopée fébrile et immobile. Est-ce que je me hissais sur un  tabouret quelconque, pour admirer le ciel qui tel un voile, enveloppait l'horizon dans sa coquille nacrée de rose ?  Je m'interroge, tente de retracer mes pas, de retrouver les empreintes que j'ai laissées et de les suivre à nouveau. Ma vie d'antan m'appelle, me tend les bras pour que je la fouille et la dépouille. Mais que dois-je y voir ? Un visage, un objet, évènement, paroles, esquisses de sourire ? Je cherche une voix muette ricochant contre les murs d'un temple silencieux. Quand je ferme les yeux, je revois les contours de la peinture : tout d'abord, quelque peu dissimulées par le couvert de la nuit réticente à l'idée de partir, de longues étendues de neige sous l'aurore. Plus loin encore, tremblante et intangible, presque comme un mirage, la ligne bleue de la mer saphir. L'horizon engloutissant le ruban azur, comme pour l'arracher à moi. Je me souviens m'accrocher à cette vision avec le désespoir des naufragés. Je pressais mon visage tout contre la vitre, espérant que le verre s'évaporerait pour me laisser admirer les vagues que j'imaginais danser au loin. Bien qu'infime, cette image de l'océan me suffisait alors et il me semblait que j'aurais pû me nourrir de sa forme, de ses nuances et de ses reflets pour toute une  vie.

En dehors de cet océan qui m'avait fasciné et envouté, je crois que le monde m'intéressait peu, tout du moins celui que j'avais toujours connu, ce monde terne et vide où seul le blanc remplissait les vides laissés par le silence.

Les océans disparusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant