Encore plus qu'à l'accoutumée, je passais le reste de la journée renfermé sur moi-même. J'avais l'espérance d'y trouver un reste du mouvement continu des vagues. Je fouillais au fond de mon être comme on aurait l'aurait fait avec une boîte remplie d'objets, le bras enfoui jusqu'au coude. Durant la leçon de musique, le tuteur soupira au moins trois fois. La lyre déposée entre mes genoux demeurait muette, ou bien s'exprimait d'une voix criarde, sans aucune grâce. C'était comme si mon mal avait détraqué les cordes de l'instrument. J'avais l'impression que ma peine s'écoulait en dehors de moi pour goutter sur le monde extérieur, telle une ombre menaçante et liquide. Bien assez tôt, ma théorie sembla se confirmer. Mes professeurs de poésie et d'étude des légendes protestèrent également de mon manque d'attention. Le cours sur le maniement des armes se révéla être le pire de tous. C'était l'un des temps où je me retrouvais aux côtés des enfants recueillis et je ravalai cette fois-ci mes rares tentatives de communication. Ils me jetaient des coups d'œil rapides, tels des rapaces, guettant le moment où je tenterais de les approcher. Contre toute attente, je ne leur prêtais aucune attention, muré dans un silence impénétrable. L'arme de bois pendait le long de mon corps, dénuée de vie. Penser à l'océan nécessitait toute ma concentration. Pourtant, j'avais beau remuer la main dans la boîte, les objets que j'attrapais n'étaient jamais celui que j'espérais.
Personne ne comprenait ma condition. Les enfants étaient habituellement bloqués dans la spirale sans fin du présent, retenus entre une veille et un lendemain inexistants. Tout passait et disparaissait, lavé de la mémoire par le chiffon du temps. Rois dans leur royaume de l'éphémère, les enfants n'existaient que pour les occupations et les passions d'un matin. Ils voyaient les saisons déambuler sans jamais prendre la peine de penser à la suivante. Ainsi personne ne se doutait de la véritable raison de mon mal être. J'étais un grand malade, aux symptômes incurables. Des semaines entières, je demeurais dans cet état végétatif. Mes jambes se trainaient sur le sol comme si ce fut une torture que d'avancer de quelques mètres. Mes petits jouets de bois peints, que je ne quittais jamais, s'étaient soudain retrouvés abandonnés, délaissés dans un coin de ma chambre où seule la poussière venait leur rendre visite. Même l'appétit m'avait quitté, comme si ma faim se retrouvait rassasiée à la simple pensée d'eau et d'écume. Mon esprit ressassait sans cesse la nuit de mon anniversaire et, presque inconsciemment, mon corps suivait. Dès que je mettais un pied dehors, mes pas me guidaient en direction de la falaise malgré les cris irrités de mes nourrices dont les bras me rattrapaient bien trop vite. Un désir incontrôlable semblait dégouliner de toutes les pores de ma peau et tout ce qui ne se rapportait pas à l'océan me désintéressait complètement. Lorsque je passais plus d'un mois dans cet état, l'ensemble de mes nourrices commença à sérieusement s'inquiéter. Helga prit l'initiative d'en faire voir l'urgence à mon père. Ne pouvant lui communiquer ses inquiétudes directement, elle fit part de ses inquiétudes à la reine qui l'avait choisie elle-même, encore échevelée sur le lit humide, pointant un doigt tremblant sur celle qui devrait s'occuper de son fils à sa place. La situation était certes préoccupante. Le roi me convoqua.La salle du trône était précédée d'une volée de marches qui descendaient jusqu'à elle telle une cascade de pierres circulaire. Je les descendaient lentement, nullement pressé de sentir le regard d'acier de mon père peser sur moi. Tout autour étaient disposées de petites statuettes dont les regards fixes me suivirent jusqu'au dernier degré. Les portes d'acier étaient grandes ouvertes, autorisant quiconque à admirer l'imposante salle au-delà de leurs battants. Derrière moi dix gardes entreprirent de les refermer. Je me retrouvais seul, au début de l'allée immense menant au trône. De mes six ans, je me retrouvais à parcourir la salle à tout petits pas, ne pouvant m'empêcher de jeter des regards au-dessus de moi. La salle du trône était impressionnante bien que simple, si haute de plafond qu'on avait l'impression que le poids de l'édifice tout entier reposait sur notre nuque. Un fin tapis avait été déposé sur le sol de pierre et je le suivais docilement, apercevant la silhouette grossière du trône grossir petit à petit. Tout de fer, c'était pourtant mon père qui semblait le plus impressionnant des deux. Son manteau de fourrure drapé autour des épaules, il chuchotait avec l'un de mes tuteurs sans sembler remarquer ma présence. L'un de ses doigts tapotait sur l'accoudoir sombre. Je posais enfin mes deux genoux devant lui et le murmure continu de leur discussion s'arrêta abruptement.
- Tu as été particulièrement désagréable ces derniers temps. On me dit pourtant que tu te nourris, de bonne volonté ou de force, et que tu n'as pas attrapé de grand mal.
Mon ventre me faisait mal et ma gorge picotait. Mes genoux s'irritaient contre la pierre dont le tapis trop mince me protégeait à peine.
- Je me sentais indisposé père, répliquai-je finalement d'une voix rauque.
Mes yeux étaient levés vers les siens, plus par habitude que par défi. Je voyais se profiler devant moi une occasion parfaite.
- Mais je crois avoir une idée qui pourrait tout arranger.
- Ainsi donc, fils?
Le roi avait un sourcil levé, dans l'attente méfiante de ma proposition. Il ne m'avait jamais paru aussi froid, du haut de son fauteuil en métal. Sa couronne, décorée de piquants argentés, semblait peser autant que le monde.
- Eclaire moi, je t'en prie.
Je pris une grande inspiration et plaçai une main sur ma poitrine, en accord avec nos modalité de prière. Avec cette position, j'appelais le regard divin. Dans le ciel, tout autour, des paupières invisibles s'ouvraient pour écouter ma supplication. Le visage du roi se durcit davantage.
- J'aimerais retourner à la falaise père, voir l'océan encore une fois. Je pense que l'air marin m'aiderait.
Quelques secondes d'attente insupportables s'écoulèrent. J'avais l'impression de voir les divinités choisir entre-elles le sort de mon destin. Lançaient-elles un dé lorsque nous leur dévoilions nos âmes, lorsque nous chantions pour elles au clair de lune tranchant? Je priai en mon fort intérieur pour que leur bonté fasse tomber le cube du bon côté.
- Tout prince doit apprendre de quelle manière un royaume est géré. Je comptais t'y initier bien assez tôt, de toute façon. Je vois que tu as pris en maturité mon fils, peut-être est-ce la bonne occasion pour commencer immédiatement.
Je m'apprêtai à protester lorsque mon père leva une main pour me couper.
- Ton nouveau précepteur vient d'arriver. Il paraît que c'est à la mode, dans les royaumes sudistes de n'attribuer qu'un seul maître aux petits princes. Désormais il t'apprendra le pouvoir, et tout ce que tu dois savoir sur l'île que tu gouverneras.
Il se pencha en avant.
- Je verrais qu'on lui dise de t'emmener au port d'abord. Maintenant, fils, va.
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Les océans disparus
AdventureFruit des amours d'un roi et d'une reine, Sila naît prince sur une île battue par les vents, où le grondement des vagues résonne contre la falaise sombre. L'eau, tout comme le nord, sont son univers constant : ils le façonnent et lui offrent un cara...