Chapitre 2

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Les nourrices, souvent plus suspicieuses et plus tourmentées que les plus grands stratèges militaires, crièrent au désastre lorsqu'elles remarquèrent  mon corps perché sur le tabouret, et, à mes pieds, une statuette échouée. Dispersée en mille éclats que je n'avais pas remarqué, une représentation d'Odin mourait sagement entre les pieds du tabouret sans se faire remarquer. Le père universel, dieu des mystères et de la magie, maître des poètes et patron ultime des guerriers vaillants, étais-je son assassin ? Affolées, les servantes me firent descendre en vitesse tandis que leurs mains affolées tentaient de palper le payra, le démon en moi. Car c'était forcément une force maléfique qui m'avait poussé à briser le sacré paternel. Lorsque l'une d'elles chercha du regard ce qui avait pu me fasciner d'une telle manière, elle ne vit rien, rien que le paysage austère de Clairlys. Quant à moi, je ressentais déjà les prémices d'un malheur qui me suivrait pour une grande partie de ma vie et qui, déjà, me tiraillait le cœur. Il me manquait quelque chose d'aussi essentiel que l'enfant au sein de la mère et le roi à la couronne. Sans que les nourrices ne comprennent pourquoi, je continuais à geindre, tendant la main pour la ramener ensuite à moi, tout contre ma poitrine, comme si je pouvais tordre le monde du dehors et l'enfermer dans mon poing. Le besoin sourd des mers ne me quittait pas, tel un grattement à l'intérieur de mes entrailles.

Les gouvernantes m'avaient doté d'une tenue bleue et de caresses accompagnées de prières qui avaient pour objectif de repousser le mauvais sort. La plus vieille, qui m'avait bercé depuis les premiers instants de ma vie, avait prié pour qu'Odin me pardonne et m'offre sa protection contre les esprits maléfiques. Helga. Douce. Peut-être, nouveau-né encore, emmailloté dans son berceau, on lui avait tant répété ce mot que son cœur avait fini par s'en imprégner. La rigueur de sa foi, inébranlable et sûre, n'était pourtant rien face à ses cajoleries. Elle adorait, adorait trop et surtout son prince, son louveteau de sucre, son cœur de miel, son ortie aux roses, son caneton doré, son ange à la cannelle. En dernière précaution, elle dissimula une allumette sous mon col, une figurine miniature de Heimdall, le gardien qui ne ferme jamais l'oeil, le dieu qui voit. Il faisait presque peur, avait ses orbites creuses mal peintes et son corps recroquevillé, semblable à celui d'un enfant atrophié. Après tout, ce n'était pas le jouet d'un prince, simplement le talisman d'une vieille nourrice pieuse. Avant de se reprendre, elle tordait ses gros jupons grossiers entre ses mains, se lamentait à gorge déployée. Elle avait toujours eu trop de passions pour les dieux. Trop d'amour pour des êtres qui ne lui vinrent jamais en aide. Comme à aucun d'entre nous. Mais elle aimait cette statuette aux bras grossièrement taillés et aux doigts à peine formés. On reconnaissait Heimdall à ses grands yeux sans paupières, détestiné à fixer le vide pour l'éternité. Jusqu'à ce que je le brise.  Par sa simple présence, elle espérait qu'il apaiserait mes nuits en éloignant les cauchemars propices aux maléfices de tout genre. Après tout je n'étais qu'un enfant, issu de sang sacré de plus, Odin se montrerait sûrement clément, sachant mon coeur pur et encore juvénile. Là-bas, les dieux étaient omniprésents, dans nos coeurs, mais aussi dans nos assiettes, nos habits, l'air, les fleuves et les montagnes. Nous buvions les dieux, nous respirions les dieux, nous mangions les dieux et lorsque nous étions affamés, nous les dévorions. Maintenant que j'y pense, j'ai beau connaître leur consistance, leur aspect et leur goût, ces Dieux dont je me suis toujours nourris, je ne les ai jamais vus, jamais été témoin de leur existence. Il me fallut du temps pour comprendre qu'il existait mille dieux tout autour du monde, dix mille dieux qui n'en était qu'un seul ou qui n'en était pas du tout. Si je cesse un jour de croire en tous ces noms et toutes ses prières, Thor, Sif, Bragi, Idunn, Baldr, Nanna, Hod ou encor Tyr qui ont bercé mes jeunes jours, alors je saurais leur mort réelle. Un dieu n'existe que par les prières, et lorsque tous ces inconnus se taisent, toutes ces bouches s'ouvrant dans la nuit pour chanter des supplications, ils meurent aussi vite qu'un papillon sans lumière.

Comme c'était le début du printemps on m'affubla d'une cape dont le col était ornée d'une queue de renard argentée, filée au fil d'argent, tel un croissant de lune. D'un pas régulier et exact, les nourrices me guidèrent telle une armée en tablier jusqu'à la Grande Salle où le château se réunissait pour le premier repas de la journée. Ce petit moment du matin semblait enfin leur donner une importance dont elles ne se seraient privées pour rien au monde. Ce furent les épais battants déjà grand ouverts qui disperssèrent ma garde personnelle aussi efficacement qu'un blizzard glacé. En un instant, les nourrices disparurent, me laissant seul face aux trois grandes tables animées, sous les lustres en feu. De chaque côté de la salle, de grosses flammes crépitaient, essayant tant bien que mal de repousser le froid matinal qui s'insinuait partout, même au milieu des gros blocs de pierre sur lesquels était construit le château. Enfin, tout derrière, légèrement surélevée, se trouvait une dernière table disposée horizontalement et depuis laquelle la silhouette de mon père m'observait. Lorsque j'entrais, la plupart des femmes de chambres, valets et orphelins étaient déjà attablés. Ces derniers étaient des enfants abandonnés, laissés à eux-mêmes face aux intempéries du nord, et que la couronne prenait en charge dans l'objectif de grossir les rangs de l'armée. C'était parmi eux que je passais une partie de mes journées. Ils étaient les fils du roi, tout comme moi, mais aucun trône ne les attendait. Un fossé impossible à ignorer. Il m'arrivait parfois de tendre la main, mais je n'arrivais jamais vraiment à toucher ces frères aux mèches claires. En un raclement de chaises uniforme, ils me saluèrent tous, la nuque courbée telle une fleur ployant sous le poid du givre. La haie m'accompagna jusqu'à mon siège, au milieu des autres garçons de mon âge. Sobre et fier. Voilà comment me voulait mon père et voilà pourquoi, prince, je mangeais à la même table que mes sujets bien qu'ils soient également mes frères. Cette longue marche que j'effectuais chaque matin, au milieu de tous ses cous penchés, m'effrayait toujours. Les capes de fourrures de mon père, qui lui arrondissaient le dos à la manière d'un fauve, se dressaient peu à peu, comme un  ours qui se lève et rugit. Mère, où était-elle ? Ma mémoire ne me dit rien, refuse de même me susurrer un souvenir. Je veux croire qu'elle était là, à ses côtés, gracieuse comme un cygne, figée comme du marbre et silencieuse comme une tombe. Autrement, je n'ose l'imaginer. Vous la décrire enjouée, le visage riant serait un mensonge trop honteux. Si la reine assistait seulement à ce repas du matin, c'était drapée de son habituelle cape de solitude impénétrable. Il ne faut pas pousser l'espoir plus loin qu'il ne peut porter. Alors je l'imagine, là, ses longs cheveux noirs ressemblant à une aile de corbeau étreignant délicatement son front hâlé. Elle picore dans son assiette tel un moineau chagriné, lève à peine les yeux lorsque je m'incline devant le couple royal. Même dans mes rêves, je ne peux l'imaginer autrement que rongée par l'exil qui lui a été imposé, cet enfermement de neige et de vents.

Les océans disparusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant