Mangeant aux côtés de mes frères qui ne possédaient pas une seule goutte de sang noble, je partageais donc leur repas simple et épais, de quoi supporter le climat dur de Clairlys. Pains fourrés aux sardines, sablés aux amandes, porridge d'avoine et d'olives confites, pâtée de poissons broyés et mélangés à de la farine brune, les plats se vidaient aussi vite que la marée descend. Avalant mes bouchées en silence, je regardais de côté les autres enfants discuter, rire et même se pousser du coude pour les plus grands. À cette époque, la solitude était un manteau qui me collait la peau, et ne me quittait jamais. Si elle m'aimait alors je lui rendais son amour dix, cent fois plus fort.
L'explorateur Nicos de Valli, venu du royaume des Si, laissa une description de la Grande Salle avant de disparaître en haute mer près de la pointe Grise. Il décrit tout d'abord le brouhaha continu, le bruit insupportable, puis la chaleur qui plane comme dans un brasier immense. Enfin, laissant paraître son étonnement, il mentionne la décoration de la salle, à vrai dire, presque inexistante : « Les murs sont nus, gris, froids tout comme le reste du royaume. Aucun tapis, aucune tapisserie. Soit la couronne est ruinée soit elle est bien austère ! Il y a néanmoins un portrait, un seul, accroché au centre du dernier mur, dominant toute la salle. Le tout premier roi. Il a des yeux gris, envoûtants comme tu les aimes Marie. Tu l'aurais apprécié je pense. On dirait qu'il pleure sur son propre sort, celui d'un homme oublié, suspendu à une brique de pierre. »
Ces iris de cendres, je m'y perdais souvent. Durant un court moment, nous nous rencontrions à la frontière de nos tours d'ivoire, tendant les doigts l'un vers l'autre dans l'espoir que l'autre nous tire du silence étouffant, ce silence qui rampe dans l'esprit et l'empoisonne peu à peu. C'était une discussion sans mots, un échange sans chaleur, un regard sans vie. Je sentais mes émotions gonfler, grossir, monter dans cet espace vide qui nous séparait, voler entre l'homme et la peinture, entre le présent et le passé, ce qui est et ce qui n'est plus. Voler comme un oiseau qui déploie ses ailes à la recherche de liberté.
Il avait une certaine arrogance dans les traits. Ses sourcils étaient sombres, épais aussi comme un orage surplombant son regard limpide. De même que mon père, ses épaules étaient drapées de longues fourrures, noires tout comme le reste de ses habits et des armes qui reposaient à ses côtés, sur le divan de velours. Ceignant son front, un anneau d'argent. Cet homme fut notre premier roi et plus personne ne se souvient de lui. A quoi ressemblait-il ? Avait-il un rire profond, grave, qui faisait vibrer le cœur de ses soldats, frémir les paupières des jeunes femmes ? Marchait-il comme un dieu, le pas sûr et majestueux, ou était-il de ceux qui tombent dans les crevasses, trop concentrés sur la danse des mouettes et sur la forme des nuages ? Etait-il né l'esprit aigisé et la langue tranchante ou bien les yeux couverts de fleurs épanouies? Bien que le mystère soit délicieux, la réponse à ces question semble parfois évidente. On ne guide pas tout un peuple à l'autre bout du monde à force de rêveries et de bonté. Cet homme, bien qu'il ne nous reste rien de lui, devait être un chef redouté, un guerrier sanglant et un homme dont les divinités avaient auréolés les moindres mouvements. J'aime l'imaginer intransigeant, à la limite du cruel, de cette force de caractère qui force un respect teinté de peur. Lorsque je plongeais dans ses yeux, perdu au milieu de son regard de plomb, je me demandais combien de mourants l'avaient fait avant moi. Désormais, à l'heure où j'écris ces lignes, cela fait longtemps que son portrait est retourné dans les entrailles de la mer, au milieu des poissons luisants qui le caressent du bout de leur nageoire, un au revoir peut-être pour cet homme qui fut roi. C'est un dernier remerciement, l'océan qui s'incline.Père m'avait un jour parlé de lui, longuement, presque religieusement, comme d'un dieu guerrier s'étant réincarné dans la peau d'un mortel. Puis il n'avait plus jamais accepté de le mentionner. Il avait relégué cette tâche à mes professeurs. J'avais rapidement compris qu'il était la seule raison pour laquelle père ne se fâchait pas réellement de la couleur de mes mèches. Au milieu de cette marée d'or, de toutes ses têtes qui se balançaient au rythme des murmures et des rires, il y avait deux tâches noires qui semblaient engloutir toute la lumière autour d'elles. Je regardais la reine, ma mère et nos yeux de jais se reconnaissaient. Bien que je sois né au milieu de la glace bleue et craquelée, c'était les gènes d'un printemps lourd et suave comme le miel qui m'avait donné des mèches de la couleur du charbon. Ma mère était une dissonance dans ce pays où l'on entendait rien que le crissement de la neige et le rugissement des vagues et, bien que je ne l'appris que plus tard, mon père lui en voulut toujours pour m'avoir assombri les pupilles et les cheveux.
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Les océans disparus
AdventureFruit des amours d'un roi et d'une reine, Sila naît prince sur une île battue par les vents, où le grondement des vagues résonne contre la falaise sombre. L'eau, tout comme le nord, sont son univers constant : ils le façonnent et lui offrent un cara...