Chapitre 11

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Après le départ de ma mère, je n'ai pas réussi à fermer l'œil de la nuit. J'ai fixé le plafond, remettant en question toute mon existence depuis ces 15 dernières années, et songeant à comment aurait été ma vie si j'avais eu des parents différents. S'ils avaient été aimants et à l'aise financièrement, peut-être que j'aurais été comme Madison : toujours souriant, et heureux de me lever le matin, avec des ambitions à revendre, et une nette aptitude à conquérir le monde. C'est toujours plus simple d'avoir des rêves quand tu sais que des gens seront là pour t'aider à les réaliser. Personnellement, je n'ai jamais eu le luxe de pouvoir rêver en grand. Enfant, mon seul et unique désir était d'avoir une famille unie et heureuse, et de faire ce que font tous les autres enfants avec leurs parents : aller au parc, au cinéma, ou même manger une glace. Ce genre d'activités, je n'y avais droit qu'avec ma mère, car mon père s'en fichait pas mal de trouver comment occuper mes journées. A vrai dire, je ne sais même pas s'il a un jour désiré devenir père : j'ai toujours pensé que ça lui était tombé sur le coin du nez, et qu'il avait accepté de s'en accommoder à contre-coeur pendant un temps. Le seul passe-temps que nous avons un jour partagé est le base-ball. Jouant quand il était plus jeune au sein de l'équipe de la ville, il a souhaité transmettre cette passion à son fils. Alors on est allé s'entraîner au terrain municipal une fois, puis deux. C'est là que nous avons croisé celui qui est devenu mon entraîneur par la suite, et ancien coéquipier de mon père. C'est ainsi que j'ai rejoint l'équipe de base-ball de la Nouvelle Orléans catégorie Junior, sans même avoir à passer un quelconque test d'entrée. J'étais fier comme un paon le jour où je suis arrivé sur le terrain avec mon nouvel uniforme tout neuf, qui sentait encore l'odeur caractéristique qu'ont les nouveaux vêtements. J'ai alors fait mon premier entraînement de groupe, et je m'en suis plutôt bien tiré. Le coach m'a d'ailleurs sélectionné pour le premier tournoi de la saison. Je me souviens très bien de ce tournoi. On était en automne, le ciel était nuageux, et menaçant. Pourtant, mon père était assis dans les gradins. Il m'avait déposé et, pour la première fois, avait souhaité rester pour m'observer. Il m'avait lancé ce regard si singulier signifiant "ne me déçoit pas", en me tapant sur l'épaule. Étonnamment, j'avais été ravi de recevoir de tels encouragements de sa part. C'était tellement rare... Ma mère, elle, n'avait pas souhaité venir. Elle avait prétexté un mal de tête ou je ne sais plus quelle maladie, mais je pense maintenant qu'elle ne voulait pas qu'on la voit blessée. Parce que oui, la nuit précédente, j'avais entendu des cris : les cris de ma mère, hurlant sur mon père pour une affaire d'argent. Comme à son habitude, Darrell avait rétorqué à l'aide de ses poings. Ce n'était pas la première fois que j'étais réveillé par une de leur dispute, mais le vacarme provoqué par leur altercation m'avait empêché de me rendormir. Sans doute que le stress du match à venir ne m'a pas aidé, cette nuit-là, à fermer l'œil à nouveau. Je me suis donc rendu au match épuisé, n'ayant que quelque trois ou quatre heures de sommeil à mon actif, ce qui, comme vous le savez, est peu pour un enfant de 6 ans. Lorsque je suis arrivé sur le terrain sans ma mère et sous le regard inquisiteur de mon père, j'ai rapidement compris ce qui allait advenir de ce match. Comme je l'avais anticipé, j'ai réalisé une performance médiocre, et j'ai sans doute contribué très fortement à la défaite de notre équipe. En sortant du terrain, tous les enfants se sont rués vers leur parents, certains pleurant et d'autres attendant juste qu'on leur donne leur goûter. Moi, je suis resté planter en bas des gradins, la tête baissée. J'avais honte. Je m'en fichais pas mal d'avoir perdu, mais j'avais honte d'avoir déçu mon père. Ce dernier n'a rien dit lorsqu'il m'a rejoint, et nous avons marché silencieusement vers la voiture. Ces quelques minutes m'ont semblé durer des heures, et mes petites enjambées d'enfant n'ont pas dû aider à faire passer ce trajet plus vite. Je suis monté dans la voiture seul, comme un grand, et j'ai retiré mon casque de protection qui, jusque-là, était toujours sur ma tête. Mon père à mis les clés sur le contact puis a démarré, sans un mot. Sur la route vers la maison, il y avait une station service abandonnée : un vieux bâtiment en ruine situé à quelques mètres de la route, devant lequel nous passions régulièrement. Lorsque mon père s'y est arrêté, je me suis posé mille et une questions. Va t-il m'abandonner ici ? S'il me laisse à cette station, comment vais-je faire pour retrouver mon chemin ? Paniqué, j'ai senti ma gorge se nouer, et j'ai commencé à avoir du mal à respirer. J'ai cependant essayé de ne pas le montrer, pour ne pas paraître faible aux yeux de mon père. Je pensais que ça ne ferait qu'empirer les choses.

– Tu sais combien m'a coûté ton équipement, m'a-t-il demandé en détachant sa ceinture, se retournant vers moi.

J'ai fais non de la tête. Je n'avais, à l'époque, pas vraiment de notion de l'argent. Pour moi, un bonbon coûtait un centime et une voiture un million d'euros. J'ai donc estimé que l'équipement devait se trouver à peu près entre les deux, mais ça ne m'avançait pas à grand-chose.

– Tout ça pour quoi ? Hein ? a t-il commencé à élever la voix. Pour que tu me foutes la honte devant tout le monde ?

Son visage tournait au cramoisie et sa mâchoire était serrée. Il était furieux.

– Je suis désolé papa, je... ai-je débuté, pensant que des excuses pourraient peut-être apaiser sa colère.

Je n'ai cependant pas eu le temps de terminer ma phrase, puisqu'il m'a attrapé violemment, me secouant et me claquant la tête contre le siège.

– Tu crois que je mérite ça ? m'a-t-il hurlé tandis qu'il me cognait de plus belle. J'investis du temps et de l'argent et c'est comme ça que tu me remercies ?

Ne pouvant plus faire face, je me rappelle m'être mis à pleurer. Ce n'était pas la douleur physique qui me faisait souffrir, mais le fait de comprendre petit à petit que mon père me détestait.

– Putain de gosse de merde, a t-il lancé en me lâchant enfin, après quelques dizaines de secondes.

Lorsque nous sommes rentrés, nous avons fait comme si de rien n'était. Je ne voulais pas l'énerver davantage en en parlant à ma mère et surtout, je ne voulais pas que ma défaite à ce match soit la cause d'une nouvelle dispute entre eux deux. Alors du haut de mes six ans, j'ai pris sur moi. Ma mère n'était pas bête. Elle a bien vu que j'étais décoiffé, que mes joues étaient rouges et que j'avais pleuré. Mais mon père a mis ça sur le dos d'une bagarre qui aurait eu lieu entre mes camarades du baseball et moi, et ma mère n'a pas posé davantage de questions.

Alors oui, je pense que j'aurais été bien différent si mes parents m'avaient aimé, et je dois avouer que l'idée d'être père à mon tour, un jour, me terrifie. Comment éduque-t-on un enfant quand on ne l'a pas été soi-même ? Peut-être que ça s'apprend sur le tas. Après tout, on m'a jamais appris à respecter les femmes, et j'pense pas être devenu le pire des goujats.

***

Faith ne répond à mon texto que le lendemain matin. "Salut :)" reçois-je aux alentours de 9 heures. "Désolée de ne pas avoir répondu plutôt, je me suis couchée tôt", se justifie-t-elle ensuite, sans que je ne lui ai demandé aucun compte. Lorsque ses messages s'affichent sur mon écran, je les observe un long moment, ne sachant pas si lui répondre est une bonne chose. Je ne veux pas lui parler du récent retour de ma mère : je suis bien trop perturbé pour mettre des mots sur ce que je ressens. Et puis je connais Faith : elle va me questionner encore et encore sur mes émotions quant à cette situation, pour s'assurer que je vais bien. Et je ne veux pas faire semblant que c'est le cas. Perdre un parent est une épreuve difficile, mais en retrouver un n'en est pas moins compliqué. Par ailleurs, Faith et moi, on est pas vraiment doués pour se tirer vers le haut dans les situations de crise. On boit, on fume, et on prend tout ce qui nous passe sous la main pour oublier à quel point nos vies sont merdiques. J'ai pas envie de la traîner la dedans plus que je n'ai déjà pu le faire. Constatant que j'ai ouvert ses textos mais que je n'y ai pas répondu, Faith m'en envoie un nouveau une petite demi-heure plus tard. "Tu vas bien ?" me demande-t-elle, comme je l'avais prédit. Frustré de ne pas pouvoir lui répondre pour le moment, je jette mon téléphone dans le canapé, tout en buvant un grand verre d'eau que je repose brusquement sur la table. Je sais que je finirai par me sentir capable d'être proche d'elle à nouveau, mais pour l'instant, je suis beaucoup trop flippé par le comportement que je pourrais avoir. Elle ne mérite pas de subir mon mal-être.

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