« En l'an 1284, le jour de saint Jean et saint Paul
Soit le 26 juin
Par un flûtiste tout de couleurs vêtu,
130 enfants nés à Hamelin furent séduits
Et perdus au lieu du calvaire près des collines. »Légende du joueur de flûte d'Hamelin
Au plein cœur de l'été, ce matin du 29 juillet 2023, alors que la chaleur montait à déjà plus de 36° C et que pas une tâche ne venait obscurcir la moindre parcelle du bleu ciel, quelque part au-dessus de la capitale, apparut le nuage.Nul ne savait d'où il venait, ni depuis quand érrait-il dans le ciel. En général, très peu de gens avaient le temps de se poser ces questions avant de se mettre à le suivre. Ce petit nuage, noir comme la nuit, d'une forme tout à fait anodine mais compacte et indéformable flottait au-dessus du territoire français, à une hauteur de 106 mètres au-dessus du niveau de la mer et avançait à la même vitesse, toujours en direction du Nord-ouest. Lorsqu'il passait au-dessus des villes, les conversations cessaient. On le pointait du doigt, en ayant parfois le temps de demander : Tiens, qu'est-ce que c'est... avant d'être entraîné à son tour. C'eut commencé vers dix heures et demie, aux abords de Créteil. Le « Patient zéro » était un homme de cinquante-sept ans, un facteur qui faisait sa tournée de lettres. Celui-ci roulait doucement sur sa bécane jaune lorsque l'ombre passa au-dessus de lui. Il leva la tête vers ce nuage flottant dans le ciel vide et eut le temps de remarquer sa couleur sombre — jamais il n'en avait vu de si noir... — avant de faire un faux mouvement sur le côté et de s'écraser la tête la première sur le bitume. Un passant qui traversait à ce moment-là vit l'homme étendu sur le sol par-dessus sa bicyclette, et accourut vers lui. Mais quand il sentit l'ombre du nuage passer sur sa nuque — il eut un frisson — il leva les yeux au ciel, et observa une ou deux secondes le petit nuage noir qui passait d'un air innocent. L'instant d'après, le facteur était devenu le dernier de ses soucis. L'homme se mit à avancer, suivant la forme noire dans sa lente course au-dessus de la ville. Ses yeux ne s'en détachaient plus, pas même pour vérifier où il posait les pieds. Il ne prenait plus non plus la peine de battre de paupières, et restait fixé sur le cumulus solitaire, irrésistiblement attiré vers lui. Derrière l'homme, le facteur finissait de se relever. Son nez était cassé et partait dans un angle tout à fait anormal. Des morceaux de cartilage transperçaient la peau et du sang lui coulait jusqu'au menton, puis venait tâcher sa chemise. Mais son regard était porté sur le nuage noir, et il ne le quittera pas de sitôt. Le facteur courut jusqu'à l'homme — sans regarder le sol — puis ralentit la cadence pour rester à hauteur du nuage. Son nez tordu et ensanglanté lui importait peu, tout comme sa bécane qu'il laissa sur le trottoir, le guidon tordu et la sonnette cassée. Non. Tout ça n'avait plus la moindre importance, puisque la seule chose qui comptait réellement à présent, la seule chose vitale pour lui, c'était de suivre ce nuage. D'à TOUT PRIX ne pas le perdre de vue.
Dans la rue, sur leur passage, un tas de gens sentirent ce même frisson leur parcourir le dos lorsqu'ils sentirent passer dans le ciel cette ombre menaçante. Les poils qui se hérissent, le cœur qui saute dans la poitrine. Chaque fois, on levait la tête au ciel, et le même scénario se répétait en boucle. Les yeux se lèvent, puis l'instant d'après se vident de toute émotion. Les gens se transformaient en des pantins articulés lancés à la poursuite de leur soleil. Devant sa devanture, la fleuriste laissa tomber un pot de fleurs qui se brisa sur le sol. La femme resta immobile quelques secondes, les yeux levés au ciel, puis piétinant les morceaux de plâtre, elle délaissa derrière elle son magasin qu'elle possédait depuis trente-six ans. Elle n'y retournera jamais. Comme tous les autres d'ailleurs. A quelques pas de là, une vieille dame promenant son chien redoubla de vitesse quand elle vit passer le nuage. Comme tous les autres, elle ne devait absolument pas perdre de vue le cumulus, en AUCUN CAS le laisser s'éloigner. La distance les faisait atrocement souffrir, et les plongeait dans une détresse mentale profonde. La vieille dame courrait presque, sans non plus cligner des yeux. Chaque fois que cela arrivait, c'était comme une décharge électrique. C'était insupportable. Elle devait continuer d'avancer. Plus vite. Le contraire pourrait lui être fatal. Derrière elle, tiré par sa laisse, son chiwawa raclait le sol en laissant une longue trace sanglante sur le trottoir. En se cognant au moindre obstacle, son petit crâne était déjà fracassé en plein de morceaux. Au bout de l'avenue, ils étaient déjà une trentaine lancés à la poursuite du nuage totem, et ce groupe ne faisait que grossir de minute en minute. De tout côté on en voyait d'autres se joindre au groupe en provenance des rues latérale en un flot incessant. Des homme en tenue de chantier, des femmes en survêtement, des gens en costard, des adolescents en tee-shirt, des enfants, des étudiants. Ils étaient déjà une petite cinquantaine à marcher à vive allure le long de l'avenue de la ville. Sur leur passage, les gens se retournaient puis à leur tour levaient la tête, ne faisant que croître le nombre de condamnés. Un seul mouvement ordinaire, reproduit une infinité de fois en une longue chaîne infernale. A peine avait-on le temps de comprendre que l'on était emporté à son tour dans le mouvement de la foule. L'amas de personnes à présent débordait jusque sur la route. Dans leurs voitures, à l'abri du vacarme et du chaos dérisoire, les automobilistes intrigués se penchaient sur le volant et virent cet objet sombre dans le ciel. Il avançait lentement à une centaine de mètres du sol. En l'espace de quelques secondes, ils perdirent le contrôle de leurs véhicules. Les voitures foncèrent dans la foule. Comme des trains lancés à pleine vitesse, elles vinrent faucher une dizaine de personnes d'un coup. Sous les roues, les corps craquaient, se cassaient en un bruit répugnant. Les corps volaient dans les airs, tordus dans des positions anormales, les membres disloqués comme des poupées de chiffon. Insensibles au tapage alentour, les autres continuaient leur course effrénée à travers la rue, écrasant les corps disloqués et sautant par-dessus les voitures encastrés dans des murs. Ne PAS quitter le nuage des yeux. Ne SURTOUT PAS le laisser s'éloigner. Et ainsi, la foule grossissait. De toute part, les gens accouraient, le regard levé au ciel en une prière désespérée, rejoignant les autres « infectés ».
VOUS LISEZ
Tant que la nuit n'a pas dévoré le monde
HorrorRecueil de nouvelles fantastiques, d'épouvante et autres. Macabres, gênantes et pourtant profondément envoûtantes. Alors profitons, si vous le voulez bien, à la lumière de votre cellulaire. Les ténèbres sont plus proches que vous ne le pensez, et le...