Je pleure. Je pleure parce que c'est la fin. Je sanglote en silence, dans les ténèbres. Ma plainte s'élève dans ce minuscule espace, se réverbère contre les parois métalliques. J'ai peur et j'ai terriblement froid. S'en est finit de la petite Sadie Delacroix. Cette grosse vache de Sadie va enfin casser sa pipe et tout un chacun sera satisfait. Je renifle et essuie la morve qui coule de mes narines du revers de la main. Mes dents claquent comme des castagnettes et — Dieu comme j'ai froid ! — je tremble de tout mon être. J'ai peur ; je suis terrifiée ; je suis glacée. À côté de moi, il y a un cadavre qui flotte à la surface de l'eau. Et Dieu seul savait combien d'autres il y en avait autour de moi. Il fait si noir, et chaque fois que je le sens m'effleurer, je ne peux m'empêcher de hurler. Je le repousse avec dégoût, mais il revient sans cesse, apporté par je ne sais quel courant. Je crois qu'il s'agit de monsieur Feng, le serveur, mais je ne suis pas sûre. Je l'avais entraperçu quand ça a commencé à se renverser. Ça avait été si rapide... La pluie, le vent, la tornade... Je croyais que je ne m'inquiétais pour rien comme si souvent cela m'arrivait, mais c'était vraiment arrivé. En à peine une minute, l'enfer s'était déchaîné. J'avais été horrifié de voir avec quelle facilité le chaos s'était insinué dans ma vie. Après ça — même si je parvenais à m'en sortir — plus rien ne serait comme avant. L'accident remontait à plusieurs heures au moins, mais combien ? Depuis que je pataugeais ici dans les eaux froides et boueuses, agrippée à cette canalisation, j'avais perdu toute notion du temps. Et à présent, j'étais sûr d'une seule chose, avec une clarté stupéfiante, presque aveuglante : c'est la fin de l'histoire. J'allais mourir, seule au fond de cette cale ténébreuse et silencieuse, avec pour uniques compagnies celles du regretté monsieur Feng.
Il n'était pas seul, j'en suis certaine. Il devait même y avoir tout un tas de corps, et cette idée me terrifiant complètement, me révulsait. Tous ces cadavres qui flottent autour de moi, seule vivante au milieu d'une armée de morts. Depuis combien d'heures, combien de jour n'avais-je plus entendue le timbre réconfortant d'une voix humaine. Depuis plusieurs siècles, je n'avais plus entendu le moindre cri ou le moindre sanglot, seuls les miens. C'était comme si... comme si la nuit avait dévoré le monde... Il n'y avait plus que moi, la pauvre Sadie. Je pense qu'il y avait d'autres survivants ; certains sur le pont ont forcément dû avoir le temps de sauter, non ? C'est ce que j'espérais...
L'espoir... cette petite lueur dans la plus sombre des nuits...
Que quelqu'un puisse raconter cette nuit de terreur et l'incroyable naufrage du Dong Fan Shi Xing, « L'Étoile de l'Orient ».
Je crois que nous sommes le 1er juin. Ou le 2, je ne pourrais le dire. J'ai terriblement froid et j'ai peur aussi. Depuis plusieurs heures, je me retiens à ce tuyau des canalisation et je trempe dans cette eau brunâtre jusqu'au coup. C'est à peine si je peux respirer dans cet espace minuscule, profitant d'un aire puant au milieu des corps flottant des passagers de "L'Étoile de l'Orient".
Je sens que je lâche ma prise sur le tuyau. Mais je m'en rends compte avant que je ne glisse. Je suis épuisé. Cela fait plusieurs heures que je suis là. Quand est-ce que tout ça finira ? Mes yeux se ferment tout seul. Je faiblis. Mais c'est alors que je sentis une main m'effleurer l'épaule. Je crie, mais il ne s'agit que du cadavre de monsieur Feng ; je le repousse délicatement en sens inverse, tout en sachant qu'il ne tardera avant de revenir à la charge. De toute façon, ce n'est qu'une question de temps, avant que je le noie à mon tour, d'une manière ou d'une autre, et que tout ça finisse, que je rejoigne monsieur Feng et les autres danser la valse au paradis. Je vais mourir, alors je pleure. Cette conviction s'installe en moi et elle me ronge. Miss Delacroix n'a qu'à fermer les yeux et se laisser couler, au moins elle en finira au plus vite, nan ?
Je grelotte toujours, mais je ne pleure plus à présent. Plus rien ne coule. Je suis vidée. J'écoute. Parfois, le bateau craque. Il se tord et les immenses grincements de l'acier me terrifient. A chaque fois, cela suffit à geler mon sang dans mes veines. Et puis il y a autre chose aussi. Cet écoulement perpétuel quelque part à ma droite, celui de l'eau qui s'insinue à l'intérieur de la coque du navire. Le clip clap régulier des gouttes ainsi que ce faible ruissellement. Combien de temps environ allais-je tenir avant que l'eau n'envahisse tout ?
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Tant que la nuit n'a pas dévoré le monde
HorrorRecueil de nouvelles fantastiques, d'épouvante et autres. Macabres, gênantes et pourtant profondément envoûtantes. Alors profitons, si vous le voulez bien, à la lumière de votre cellulaire. Les ténèbres sont plus proches que vous ne le pensez, et le...