Chapitre 6 - Anna

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Avant même qu'il ne referme la porte, je sais que je vais me prendre une soufflante. Peut-être même plus que ça, vu la tension dans ses épaules et son dos. J'ai bien cru qu'il allait m'en mettre une quand il s'est placé devant moi, tout à l'heure, tournant le dos à Jack. Alors, s'il est vrai qu'il a de bonnes raisons pour me faire un speech sur ma maladresse, sûrement intolérable à ses yeux, il ne faut pas oublier que je suis nouvelle, aussi bien dans cet établissement que dans la profession.

Jusqu'à présent, je n'ai travaillé que dans des hôpitaux, j'ai pu côtoyer tous les services ou presque, mais jamais je n'ai été en psychiatrie. Monsieur Jacobson m'a bien expliqué les psychoses que j'allais rencontrer dans ce service au quotidien lors de mon embauche, mais Joshua aurait pu me briefer en quelques mots avant d'entrer. Je me serai préparée.

Parce que j'avoue qu'en arrivant dans la pièce, avant que Jack n'accorde la moindre importance à notre présence, j'ai perdu pied. Il n'y avait aucune difficulté, pas de crise, pas de violence ou de terreur liée à la surprise de la nouveauté. Non, la seule chose que j'ai vu, c'est une âme perdue, disparue dans les recoins de son inconscience.

Sans mouvement, sans émotion sur le visage, Jack m'a renvoyée à ma propre image. Une coquille vide ayant perdu ce qui l'anime et attendant que le temps joue en sa faveur. Une âme perdue dans les limbes de ses souvenirs, dévastée par le chagrin. C'est ce que j'étais, jusqu'à ce que je mette en place cette mascarade pour retrouver Alexiane.

Quand elle est arrivée ici, plus rien ne pouvait lui arriver, plus rien ne devait lui arriver. J'étais persuadée qu'elle serait avec moi pour toujours cette fois. Puis tout a basculé, sans que je le vois venir, et la douleur était si atroce que mon corps est devenu une prison pour mon âme en détresse, à l'image de Jack tout à l'heure.

Alors, oui je ne suis pas fière d'avoir réagi comme ça, mais maintenant que c'est fait, autant laisser ça derrière moi et apprendre de mes erreurs.

Je sors de mes pensées à l'instant où Joshua me prive de mon espace vital, cet espace personnel que le commun des mortels se refuse de franchir, sauf s'ils sont intimes. Pour qui se prend-il ? Je devrais le gifler, mais je ne sais pour quelle raison je ne bouge pas.

Je reste muette et stoïque à l'approche du missile qu'il va m'envoyer, si j'en crois son regard fait d'éclairs et de tempête. Malgré la menace que je lis dans ses yeux, je le fixe sans retenue, sûrement parce que je suis maso, mais surtout parce qu'au fond de ses pupilles je décèle quelque chose qui n'a rien à voir avec la colère. Ce regard noir est celui de la haine, pure et dure. Totalement exagéré par rapport à ce qu'il vient de se passer...

— Qu'est-ce-qui t'a pris, bordel ? aboie-t-il, enragé.

Son ton inquiétant me sort de ma contemplation, et me fait reculer d'un pas. J'aimerais sortir la carte « débutante » de mon jeu, mais je sais qu'il la balayera d'un revers. Alors je prends sur moi autant que je peux, malgré la difficulté.

— On ne t'a pas appris à ne pas fixer les gens comme ça ? En plus d'être impoli, c'est quelque chose qu'on ne fait pas ici !

— Je suis désolée, je murmure.

— Je m'en fous, avance ! On a plus d'un patient à voir.

Son ton acerbe me fait l'effet d'un électrochoc et laisse ma patience sur le carreau. Je sens en moi une coulée de lave qui se déverse dans mes veines et je ne peux retenir davantage les paroles qui se faufilent entre mes dents.

— C'est quoi ton problème exactement ? Tu es un crétin fini avec tous les petits nouveaux qui passent ici ou c'est juste moi le souci ? Monsieur est trop parfait pour comprendre les erreurs de débutant ?

A mesure que je lui pose ces questions, mon corps s'est rapproché, pour lui faire front. Une provocation qui me connaît bien et que j'ai du mal à contrôler lorsque mes nerfs outrepassent les règles de mon cerveau. Je suis à deux doigts de plaquer ma tête contre la sienne, comme pour déclencher une rixe dans ce couloir aseptisé.

— J'ai dit avance, énonce-t-il d'une colère froide, penché vers moi.

Il me regarde droit dans les yeux, sans ciller, le visage complètement fermé. Son langage corporel me laisse penser que la seule chose qu'il souhaite, c'est le moindre pas de travers, la moindre excuse pour pouvoir en faire part au directeur et mettre un terme à ma période d'essai. 

Pourquoi ? Pourquoi cette haine ? Aucune idée, mais c'est inconcevable. Je n'ai pas fait tout ce chemin pour repartir aussi vite. Il me faut des réponses, il faut que je la retrouve.

Alors je claque ma main sur le chariot pour me défouler tout en le regardant. Il n'en perd pas une miette mais ne s'en formalise pas pour autant. Je prends une profonde inspiration au moment où il se redresse et se tourne vers la suite de nos visites. Mes mains tremblent si fort qu'il me serait impossible de boire un verre d'eau sans tremper mes vêtements. Je ferme les yeux et pense à ce que je dois faire pour atteindre mon but.

Trouve des réponses et tire-toi !

C'est la seule chose qui me vient en tête. Alors, je ravale ma hargne et j'essaie d'établir un plan d'action.

Plan A, attendre qu'il ait le dos tourner pour vaquer à mes occupations. Et peut-être lui planter un pieu dans le dos ! Autant dire, mission impossible dans cet endroit ! 

Plan B, tenter de comprendre la réticence de Joshua à mon égard et l'effacer. Pas simple mais réalisable si j'arrive à être meilleure comédienne. 

Et pour ça, il faut absolument que je me contrôle et muselle la bête qui est en moi. Je n'arrête pas de me le répéter mais rien n'y fait, je retourne constamment au point de départ. Le vouloir ne suffira pas, le mettre en action, si.

Parce que j'ai besoin qu'il me fasse confiance, à défaut de m'apprécier. Il est même primordial que je m'attire ses bonnes grâces, si je veux avoir un peu d'autonomie pour trouver les indices qu'il me manque. Évidemment, le gros plus, pour ne pas dire le miracle, serait que j'arrive à m'en faire un allié et qu'il m'aide à la retrouver. Va falloir prier, alors...

Je reprends contenance à mesure que je réfléchis. Je saisis mon chariot que je pousse jusqu'à Joshua devant la deuxième porte et m'apprête à récupérer le traitement adéquate avec un nouvel objectif en tête.

Mais je n'ai pas le temps de saisir le deuxième gobelet qu'un cri strident me stoppe dans mon élan. Un cri presque animal, torturé, qui semble durer une éternité et qui me vrillerait les tympans si j'étais à côté. Enracinée sur place, le bras tendu au-dessus de la console, mon regard se perd vers l'origine de ce bruit, loin devant moi. 

Je ne bouge plus. Mon cœur, lui, s'enfuit. Il court vers ce son qu'il pense reconnaître, totalement indifférent aux objections de mon âme.

Alexiane...

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⏰ Dernière mise à jour : Aug 10, 2023 ⏰

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