Sept ans.
Sept ans que Lance vivait un cauchemar perpétuel. Il avait l'habitude de voir des choses. Cela avait commencé après les événements. Il voyait des ombres, il les devinait sans cesse, tapies dans les recoins. Elles le guettaient à son réveil ; elles s'amassaient derrière lui, restes décharnés des victimes qui le hantaient ; puis le soir venu, il s'étendait, attendant un sommeil qui ne venait pas, et il lui semblait que des bras pourrissants jaillissaient de l'obscurité près de lui.
Les dieux savaient combien il détestait entendre. Les voix le prenaient au dépourvu, tantôt chuchotant tantôt hurlant à son oreille, les ombres grattaient à sa porte, raclaient leurs griffes contre les murs, mais rien ne l'effrayait autant que l'atroce bruit flasque d'un corps qui s'empale.
Et quand les ombres l'encerclaient de toutes parts, quand les bruits le suppliciaient, quand il ne pouvait plus le supporter, il buvait pour oublier, joignait ses mains pour demander pardon. L'ivresse l'envahissait peu à peu. Les sons et les visions s'estompaient... pour un temps.
Mais en ce jour, alors qu'il hoquetait et titubait dans la rue, les visions s'étaient dissoutes pour en former une autre. Un visage se tenait devant lui.
Elle était comme autrefois, aussi fraîche qu'un bouton de rose. Un profond sillon parcourait son front clair ; ses yeux de poupée trop grands le fixaient avec un mélange de stupeur, d'effroi et de répugnance.
Sept ans que Lance n'avait plus vu ce visage. Sept ans, depuis que cette maudite guerre avait pris fin, depuis le jour où, sous les décombres au pied du Grand Cristal, son frère, son sang, était mort sous ses yeux...
Et elle...
Un fantôme. Sept ans plus tard, elle était venue réclamer sa vengeance !
Lance mit une main en visière pour se protéger du soleil aveuglant et cligna ses paupières alourdies. L'épais brouillard de l'ivresse engluait ses pensées. Il perdait la tête, oui ; il n'y avait pas d'autre explication. La chaleur de midi le harassait. Ses vêtements sales lui collaient à la peau. Les litres de liqueur qu'il avait ingurgités le faisaient chanceler et il se sentait appelé par un coma stuporeux mais elle était toujours là, le teint blême, le front agrandi par le choc et la terreur, elle... qui était morte en ce jour au même titre que son frère. Il vit les larmes scintiller sur ses joues et entendit sa voix fluette se craqueler en sanglots. Des sanglots d'ange. Ne pleure pas, ange, chercha–t–il à dire, mais de sa bouche pâteuse n'émana qu'un horrible gargouillis. Trop tard. Les yeux couleur lavande s'écarquillèrent et la charmante bouche se déforma pour pousser un hurlement qui transperça les tympans de Lance et éclata dans son crâne en échos infinis.
Il ne vit rien mais sentit le poing heurter sa joue. Le monde se renversa ; une terrible nausée l'assaillit. Il grogna et papillota des cils, ébloui par le soleil. La silhouette se dressait dans le contrejour. Lance avait à peine conscience d'être étendu par terre, harnaché par ses jambes. Des voix criaient. Un étal avait dû se renverser au vu des pièces d'étoffes éparpillées autour de lui. Il flottait une forte odeur d'alcool, de crasse et de son propre vomi car il puait la déchéance.
Elle frappa de nouveau.
Lance savait se battre, c'était un fait. Mieux que personne à Eel. Même ravagé par la boisson, il aurait pu ne faire qu'une bouchée d'elle. Pourtant, son corps avait rendu les armes.
Il méritait de mourir. Pas un jour, en vérité, n'était passé sans qu'il y songe. Personne n'avait jugé bon de l'achever. Peut-être parce qu'on avait décrété que vivre lui causerait pire souffrance que la mort.
Et voici qu'elle était revenue pour lui ! Son châtiment, son ange vengeresse, l'expression tardive de la colère des cieux pour ce qu'il avait fait.
« Qu'est-ce que tu viens foutre ici ! hurla-t-elle. Assassin ! Assassin ! »
Les coups pleuvaient de tous les côtés. La douleur frappait, crue et exquise. La bouche arrondie, Lance contemplait avec une dévotion extatique son bourreau frémissant de pleurs et de cris qui ne cessait de le marteler. Ses bras grands ouverts étaient offerts comme ceux d'un condamné à l'aube de la crucifixion. Il sentait une viscosité à son sourcil qu'il reconnut comme du sang, et il soupira de plaisir car c'était le goût de l'expiation.
« Crève ! » rugissait-elle sans faiblir, et elle crachait, éructait les mots comme une litanie d'exorcisme. « Crève, crève, putain de monstre ! »
Un goût de fer emplissait la bouche de Lance. Il demeurait sans protester dans une immobilité pleine de ravissement.
Il y eut soudain une protestation au milieu du mouvement de foule, puis :
« Par l'Oracle, Erika, c'en est assez ! »
Lance reconnut la voix qui était intervenue en sa faveur. Un souvenir lui revint de l'enfant avant qu'il soit fait homme, du louveteau débordant d'espièglerie, orphelin qu'il avait à tort enrôlé dans sa vendetta. Ne fais pas tout foirer, petit, pensa-t-il avec une pointe de déception. Mais comme aucun dieu n'envisageait d'exaucer ses prières, le poids sur lui se volatilisa ; il entendit son frêle bourreau rugir, s'insurger contre ses assaillants.
Puis... plus rien.
Quand Lance rouvrit les yeux, elle n'était plus là.
Les visages froncés de la foule massée au-dessus de lui formaient un cercle flou dans la périphérie de son champ de vision. Mais Lance ne les regardait pas. Il fixait le soleil blanc de midi qui, même lui, avait renoncé à l'aveugler.
Privée de spectacle, la foule se délita ; le marché reprit son cours. Il resta étendu par terre dans la rue, la gorge animée de borborygmes sanglants, ivre et malade de tant de blessures qui lui rappelaient qu'il était vivant.
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Au nom d'un frère [Erika/Lance - Eldarya A New Era]
FanficSept ans se sont écoulés depuis que la guerre a été livrée sur la plaine d'Eel. Sept ans depuis le triomphe de la Garde et l'entrée d'Eldarya dans une nouvelle ère. Expulsée du Cristal sans raison apparente, Erika est malade de tristesse. Quant à La...