Chapitre IV

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Alexandre

Les doigts grattant ma barbe méticuleusement bien taillée, je me perds dans les calculs de mon nouveau projet. Ce client est un casse couille qui ne veut pas entendre raison et moi je brille habituellement dans mon pouvoir de persuasion. Sauf que je suis pressé par le temps et que je dois impérativement lui présenter ma dernière proposition avant de décoller pour Aspen. Outre le chantier de rénovation de mon frère et ma belle-sœur, j'ai un autre gros client à conquérir et je dois absolument me concentrer pleinement à ça. Au lieu de quoi, je me prends la tête avec ce con qui persiste à vouloir du réchauffer. J'ai beau lui expliquer que ce concept est vu et revu un peu partout, il n'a que ça dans le crâne. Les gens cherchent de l'inédit, du jamais expérimenté et manger en hauteur les pieds dans le vide, est déjà dépassé de mode. Sans compter qu'il existe ce genre d'endroit à cinquante kilomètres à peine de sa récente acquisition. Je me tue à lui dire que la tendance est aux végétales, aux naturelles, mais il ne veut rien entendre. Pour ça, normalement, j'ai l'argument imparable, mes plans en 3D. C'est donc avec beaucoup de précisions que je termine les derniers détails du mur de plantes aromatiques.

Je me fais même chier à lui joindre un résumé succinct de quelques lignes avec de brèves idées innovantes, comme suggérer aux clients de couper eux-mêmes les arômes qu'ils souhaitent, ou de se composer un panier printanier pour laisser le chef concocter un plat. C'est ce que les gens aiment maintenant. Du conceptuel !

Alors que j'envoie enfin le mail, je perçois les aller-retour aguicheurs de ma secrétaire qui roule doucement du cul. Exaspéré par son petit manège, je me lève de ma chaise au moment où elle se poste à l'encadrement de la porte.

— Désirez-vous un café ?

Coupé dans mon élan bougon, j'acquiesce et retourne prendre place.

Elle est énervante à minauder autour de moi comme une chatte en rut, mais je dois reconnaître qu'elle est assez compétente. Ne reste qu'à lui faire comprendre qu'elle ne mettra jamais son joli minois dans mon lit. S'il y a bien une règle à laquelle je ne déroge jamais, c'est de ne pas mélanger le travail avec le plaisir. Aucune coucherie avec la clientèle ni collaboratrice que ce soit de près ou de loin. Je tiens trop à mon business et je ne prendrais jamais le moindre risque de le voir s'effondrer.

Les vibrations de mon téléphone m'exemptent de remerciements lorsque la tasse fumante se pose sous mon nez et vexée par ce manque d'attention, Sandrine repart en prenant soin de fermer la porte derrière elle.

— Oui, débuté-je.

— Bien le bonjour à toi aussi, ironise mon frangin.

— Pardon, mais je suis un peu débordé avec le voyage qui approche...

— Tu es toujours débordé, ne me fais pas croire que c'est de ma faute.

— Et bien, en partie, c'est quand même à cause de toi que je m'éloigne de mon bureau pour au moins quatre semaines.

— Tu as raison, ta famille ne te mérite pas, te vouloir auprès d'eux pour les fêtes c'est tout bonnement scandaleux, rit-il.

— Pour les fêtes ou parce que tu as besoin de mon talent pour envisager les futurs travaux de ta nouvelle acquisition ?

— Pour les deux, sans aucun doute ! Mon frère est le meilleur architecte du pays, je serais tout simplement fou de faire appel à quelqu'un d'autre.

— C'est évident, réponds-je avec une fausse modestie.

Après un court silence, je perçois un brin de nervosité dans son souffle qui éveille ma curiosité.

— Il y a quelque chose dont tu voudrais me parler avant que j'arrive ?

— Eh, bien, oui, pour être tout à fait honnête avec toi... hésite-t-il.

— Alors, vas-y, je t'écoute.

— C'est assez délicat.

— J-B accouche bordel !

Il laisse échapper un rire avant de se lancer.

— Voilà, nous avons également convié la sœur de Lorelei à se joindre à nous pour le séjour sous prétexte que nous avons besoin d'elle pour les travaux...

— Pourquoi ? Elle est architecte elle aussi ?

— Non, permets-moi de finir sans m'interrompre ! Elle est artiste peintre, mais ce n'est pas pour ça que nous souhaitons la faire venir. Disons qu'elle traverse une mauvaise passe et Lorelei tient absolument à lui changer les idées.

— Je n'explique toujours pas en quoi ça me regarde, m'impatienté-je.

— Sa sœur a surpris son mari en train de culbuter sa secrétaire et depuis elle est...

— Dépressive ? Morose ? Pleurnicharde ? commenté-je à sa place.

— Alex ne commence pas, s'il te plaît ! L'objet de mon appel est pour te demander d'être magnanime et compréhensif, tu saisis ce à quoi je fais allusion ?

— Eh, pourquoi moi ? Qu'est-ce que j'en ai à foutre de ta belle-sœur ?

— Parce que je te connais, je sais à quel point tu peux être un véritable...

— Connard ? coupé-je en souriant.

— J'allais dire goujat ! Enfin Alexandre tient un peu ton langage !

— Ben voyons, tu n'aurais pas autre chose derrière la tête ? Habituellement, tu es plutôt amusé par ma repartie et mon franc parlé... Oh, mais, attends... je crois que je comprends...

— Écoute, je te demande simplement un peu de retenu s'il te plaît, j'aimerais vraiment que cela se déroule bien, s'agace-t-il.

— Tu espères surtout mettre Lorelei dans d'excellentes conditions pour accepter ta requête, relevé-je.

Sous son manque de réaction, je poursuis :

— Alors, cette fois, c'est la bonne, tu comptes te placer la corde au cou petit frère.

— Elle est la meilleure chose qui me soit arrivée dans la vie, et je crois qu'il est temps de passer à la vitesse supérieure. J'ai juste peur que mon timing ne soit pas très bon, avec le divorce de sa sœur, je m'inquiète un peu sur sa réponse.

— C'est réellement ce que tu désires ? Te marier ? Tu en es certain ?

— Oui, Alex. Je sais que tu as du mal à saisir ce genre de chose, mais un jour, tu trouveras aussi celle dont tu ne pourras plus te passer et tu comprendras.

— Frérot, je veux bien imaginer que l'institution du mariage soit quelque chose qui te corresponde, mais tu places la barre sûrement très haute si tu conçois qu'un jour il en sera de même pour moi. Ne te fais pas de faux espoirs et crois-moi, je suis très bien comme je suis.

— Si tu le dis... Enfin bref, je tiens véritablement à ce que tout soit parfait et sa sœur est quelqu'un de très doux, c'est vraiment une fille géniale, elle est toujours là pour Lorelei, donc s'il te plaît c'est à notre tour de prendre soin d'elle.

Sentant la crispation m'envahir peu à peu, je décide de couper notre échange avant de perdre mes moyens et que cette conversation se déleste de son charme :

— Bien, je ferais un effort, je me tiendrais tranquille, c'est promis.

— Merci, j'ai hâte de te voir tu me manques.

— À très vite, raccroché-je.

Sa dernière phrase me touche. Elle balaye l'amertume que son allusion précédente à ma vie sentimentale instable à immiscée. Espérons que mon humeur sera moins grinçante et que je ne lui tienne pas rigueur une fois sur place, après tout je lui ai promis... Même si le fait que l'on me met en garde sur mon comportement comme si j'étais un gosse turbulent m'agace. 

Joyeuse CocueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant