Chapitre 1
Le village des sorcières
Les roses viennent tout juste d'éclore, véritables corolles sanguines au parfum délicat et sucré. Le printemps se trouve déjà aux portes du village, chassant la rudesse hivernale et la ténacité du souffle glacé qui obligeait les chaumières à entretenir leur feu sans repos. Si le soleil demeure timide et ses rayons, pâles encore, les habitantes se délectent pourtant avec joie de ce réchauffement tant attendu.
L'aube pointe à peine le bout de son nez que, déjà, les volets s'ouvrent un à un, sur une nouvelle saison, synonyme de gaieté, de couleurs et de douceur. Des visages rayonnants apparaissent aux fenêtres et les salutations fusent de toutes parts, notes enjouées et dynamiques dans la fraîcheur matinale qui enveloppent, avec bienveillance, le village.
Je marche sans but précis, embrassant du regard les merveilles qui m'entourent, la magie qui me happe, oubliant un instant que tout ceci n'est qu'un leurre, une illusion, un mensonge. Si le paysage est charmeur, mon cœur, lui, n'est plus dupe. J'ai passé l'âge des contes de fées et des belles histoires qu'on raconte aux enfants pour les endormir. J'ai dormi assez longtemps. Aujourd'hui, je suis pleinement réveillée.
Enfant, je pensais vivre dans le plus bel endroit du monde. Il faut dire que je ne savais rien des autres villes. J'ignorais qu'il pouvait exister un ailleurs. Mon village était le centre de mon univers, je voyais mes parents heureux, ma grand-mère épanouie. Cela me suffisait. Je traversais la grande prairie pour rejoindre mes amies à l'école, la vie était simple, facile. Personne ne trouvait rien à redire. La maîtresse était toujours souriante, elle chantait le matin lorsqu'on rentrait en classe, sa voix semblait une caresse.
C'était le bonheur. Le temps de l'insouciance et du partage. C'est fini désormais. La vie d'avant est révolue. Mon innocence n'existe plus. Les gens de la grande ville l'ont brisée avec leurs préjugés, leur violence et leurs actes ignobles.
Avant, le village était habité par des hommes, des femmes, des filles et des garçons. Il n'y avait pas de distinction, pas d'animosité, pas de querelle. La notion d'égalité était partout. Puis un jour, les gens de la ville ont débarqué chez nous. Ils voulaient voir du pays, découvrir de nouvelles terres, de nouveaux paysages. Le village avait son charme à offrir avec ses collines verdoyantes, ses ponts en bois et ses rivières chantantes. Les touristes étaient émerveillés. Ils disaient que notre village était différent, qu'il régnait quelque chose qu'ils n'arrivaient pas à identifier, que la nature était vivante. N'était-ce pas le cas partout ? Mes yeux d'enfant ne comprenaient pas un tel engouement, une telle stupeur. Je ne comprenais pas tout simplement parce que je baignais dedans depuis mon plus jeune âge. J'ignorais que nous avions disparu...Nous, les sorcières. Que la magie s'était éteinte partout ailleurs.
Puis un soir, les femmes du village se sont retirées dans les bois pour fêter Samhain. Une fête très importante chez nous. Après Lugnasad et Mabon, elle apparaît sur la roue de l'année et marque une transition, le passage d'une année à l'autre. C'est notre nouvel an. Toutes les femmes du village se réunissent pour l'occasion dans une sorte de grande prairie entourée d'arbres. L'automne confère toujours au feuillage une couleur orangée qui semble enflammer le paysage juste avant la tombée de la nuit. Ce soir-là, il y a bien des années en arrière désormais, les femmes ont été suivies par quelques curieux touristes qui se demandaient ce qu'une farandole de villageoises pouvait bien faire en retrait du village. Ils n'auraient pas dû se poser autant de questions...
Un feu a été allumé, comme pour chaque sabbat. Les femmes ont formé une ronde en se tenant par la main. Une voix étrange émanait de l'une d'entre elles, une voix rauque et grave comme sortie des tréfonds de son être. C'était l'ancienne, la plus respectée du village, la plus admirée aussi pour sa sagesse et sa puissance : Malgana. Paix à son âme. Les flammes semblaient danser, le vent s'est mis à souffler plus fort, des feuilles ont voltigé tout autour des femmes. Un spectacle magnifique. La lune est apparue, ronde, pleine, incroyablement séduisante dans toute sa lumière. Les villageoises ont levé le visage vers cette belle Dame qui paraissait veiller sur elles. Elles ont commencé à prononcer des incantations magiques, des prières, tout un flot de paroles dont les touristes ignoraient totalement le sens. Ils étaient restés en retrait, dissimulés par quelques buissons, les lâches. Les traitres. Ils ne regardaient pas le spectacle avec admiration. Non. Ils le regardaient avec pour compagnie : la peur. Une peur nourrie par des préjugés infondés et intolérables. Une peur qui allait être responsable de notre perte.
Ils ont rebroussé chemin en silence et se sont empressés de raconter ce qu'ils avaient vu. Le mot sorcière s'est alors dessiné sur toutes les lèvres. Un frémissement d'abord, puis une vague violente. D'autres étrangers sont venus envahir notre village seulement quelques jours après Samhain. Ils ont d'abord tenté de convaincre les hommes qui nous accompagnaient que nous étions mauvaises, dangereuses. Ils avaient remarqué que seules les femmes et les filles pratiquaient ce qu'ils appelaient la sorcellerie. Alors ils ont enlevé nos garçons, les ont attirés vers les villes puis les pères, les maris ont fini par suivre le mouvement, ils étaient même devenus méfiants envers leurs propres compagnes. Une tempête s'est abattue sur nous ce jour-là. Les villageoises ont regardé les hommes s'enfuir sans pouvoir rien faire, impuissantes, dévastées. Certains hommes ont résisté, luttant de toutes leurs forces pour protéger leur famille, leur femme, leur fille. Ces hommes-là ont été tués sans aucune pitié par les gens de la ville. Mon père en faisait partie. Je n'étais qu'une enfant, les images sont floues mais la voix de ma mère, hurlant qu'on lui rende son homme, ne m'a jamais quittée. Je la vois encore s'agripper à la chemise de mon père, tentant en vain d'empêcher d'autres hommes de l'emporter. Peine perdue. Ils étaient plus forts.
— La mort, c'est tout ce qu'il mérite, a craché l'un d'eux.
Ma mère pleurait. Je suis venue me blottir contre elle. Je ne savais pas, à ce moment-là, que c'était la dernière fois que je voyais mon père.
Le même jour, un bûcher a été monté au milieu de la place du village. Malgana a été ligotée et jetée au milieu des flammes tandis que toutes les villageoises étaient prisonnières des mains solides et fortes des envahisseurs qui les forçaient à regarder. Ils ne savaient pas, pauvres âmes, qu'ils étaient allés beaucoup trop loin.
Oui, nous sommes des sorcières. Les femmes pratiquent toutes la magie chez nous mais aucune n'est mauvaise, contrairement à ce que les autres peuvent penser. Nous bénissons la Terre, nous vénérons les saisons, les dieux et les déesses, la Nature est notre temple, la lune, notre divinité. Jamais, nous n'aurions pensé faire usage de nos pouvoirs pour blesser, chasser, tuer. Ce n'était pas dans notre nature.
Pourtant, l'ignoble agonie de Malgana a déclenché la fureur des villageoises. Les voix se sont unies, le vent a soufflé sur les flammes qui se sont mises à trembler avec ferveur. Les mains qui retenaient prisonnières les femmes ont soudainement pris feu et les hommes cruels sont devenus de véritables torches humaines, lâchant leur proie, hurlant pour leur survie, courant dans tous les sens dans l'espoir fou d'atténuer la morsure du feu. L'union des femmes avait permis cet exploit mais elle n'avait pas sauvé l'ancienne du village. Le bûcher s'était éteint mais Malgana n'était plus que cendres et poussières.
Les envahisseurs qui n'avaient pas péri ont décidé de quitter le village et de nous parquer, comme des bêtes, de nous isoler du reste du monde en postant des chasseurs de sorcières dans la forêt qui entoure le village.
Ces chasseurs sont appelés les loups. Ils sont jeunes, forts et redoutables. Les garçons de la ville destinés à ce métier suivent une formation spéciale pour devenir le plus dangereux possible. Ils sont entraînés à nous haïr. Ils sont manipulés dès l'enfance, dressés comme des chiens sauvages pour l'attaque. Ils aiment le goût du sang. D'après les rumeurs, les sorcières qui ont tenté, pour une raison ou pour une autre, de quitter le village ou de s'en éloigner, ne sont jamais revenues. Ma mère me dit toujours : méfie-toi des loups.
J'en suis là de mes réflexions quand la voix de ma mère me sort de mes songes.
—Lyséa.
Je me retourne un peu vivement, mes pensées dégringolent autour de moi, il faut que je parvienne à coller un sourire apaisé sur mon visage. Je ne veux pas qu'elle s'inquiète, elle a assez souffert comme ça.
— Viens, tu t'es assez éloignée, me dit-elle en accompagnant la parole par un geste de la main.
Je réalise alors qu'elle a raison. Inconsciemment, mes pas m'ont guidée à travers le village, j'ai dépassé la dernière maison, je me suis dirigée vers la lisière de la forêt. Ce n'est pas la première fois que cela m'arrive. La tentation est grande, l'appel presque irrésistible. Je hoche la tête et fais demi-tour. Je connais les raisons qui l'ont conduite jusqu'à moi. Au-delà de l'inquiétude de ne pas me voir dans les environs, elle est venue pour me parler de ma grand-mère. Je n'ai plus l'âge d'être surveillée en permanence. Malheureusement, ma grand-mère a atteint celui qui lui impose ce type de surveillance. Elle est âgée et souffrante. C'est elle l'ancienne désormais. La plus puissante sorcière du village, la plus respectée. Ma petite grand-mère que j'aime d'un amour inconditionnel et qui va bientôt nous quitter. Bientôt...sauf si je parviens à convaincre ma mère.
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Un si joli chaperon rouge
ParanormalUne ville sans époque Un village aux allures de conte de fées Un centre qui forme des chasseurs de sorcière qu'on appelle les loups Une forêt immense et sombre Et Un joli chaperon rouge... Voici les ingrédients magiques et mystérieux qui composent c...