Hana

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"Je te vois, tourne-toi", je m'exclame au téléphone.

Marianne me voit enfin et se fraie un chemin dans la foule pour arriver jusqu'à moi. La place de la République est animée, ce soir. Mon amie semble tellement perdue, on voit qu'elle vient de la campagne. Plus elle s'approche, plus plus son visage exprime la surprise.

Elle se plante devant moi, surexcitée.
"Alors ça y est, ils ont accepté, demande-t-elle avec entrain. Depuis le temps que tu les suppliais.

–Oui, ça fait tout juste un mois ! Bon, ça n'a pas été facile mais maintenant, ils ne trouvent rien à redire. Je suis même sûre qu'ils sont plutôt contents, au final. Tu connais mes parents, ils en font toujours trop ! D'ailleurs, Aris a fini sa
journée. Il va nous rejoindre ici depuis l'hôpital et on ira les voir ensemble.

–Réjouis toi d'avoir des parents qui se soucient de toi, dit-elle en riant à moitié. D'accord! En tout cas, ce vert fait
ressortir tes yeux."

Je porte le voile depuis un mois seulement, j'attendais de voir Marianne pour le lui apprendre. La seule raison de la réticence de ma famille était ma sécurité. Ils avaient aussi pensé à mon avenir professionnel, mais mes projets ne souffrent heureusement d'aucune restriction liée à ça.

J'ai dû batailler pour les convaincre, et ils ont finalement accepté. Mais mon frère était celui qui avait la tête la plus dure. Il me disait:
"Hana, je ne veux pas que chacune de tes sorties soient un risque pour ta vie.

–C'est pourtant déjà le cas", lui avais-je répondu.

Et Aris m'a exposé ses craintes. Il a parlé d'une femme agressée il y a quelque mois dans la ville de son ami. Des deux filles mises sur le banc des accusés alors même
qu'elles avaient été victimes de la police. D'une agression au couteau sur un groupe de femme en plein Paris. Toutes ces filles ont été malmenées pour leur voile et il refusait que je sois la prochaine sur la liste.

J'ai finalement réussi à lui faire admettre que peu importe ma tenue, si quelqu'un souhaite me faire du mal, il le fera. Que voilée ou non on me sifflera. Que couverte je risque la foudre des islamophobes mais que découverte, j'aurais affaire à d'autres types de prédateurs. Et quand bien même
je trouverais l'équilibre du ni trop ni pas assez, c'est ma tête qui ne leur reviendrait pas. Je ne suis à l'abris nulle part tant
que je suis une femme.

Il a fait remarquer avec justesse que
j'avais le pouvoir de me débarrasser d'au moins un prédateur si je ne portais pas le voile, et que ce n'étais pas négligeable. Jai répondu qu'un de plus ou un de moins ne
faisait pas de grande différence et que je n'allais pas me soumettre à une société qui me déteste quoi que je fasse. Je lui ai donc dit:
"Quitte à risquer ma vie, autant la vivre pleinement selon mes principes".

Dès lors, il m'a comprise. Malgré sa réticence, il m'a soutenue et protégée comme il a pu jusqu'à ce jour.
Seulement, ce soir, il n'est pas là.

Main dans la main, Marianne et moi profitons du spectacle des petits skateurs en herbe pendant que la musique résonne,
inspirant danseurs et fêtards. Je suis même surprise de sentir une bonne odeur de barbe à papa. Une douce allégresse
ponctue cette soirée d'été, l'une des dernières avant longtemps.

Un homme me fixe depuis un moment déjà. Il est seul et à l'air nerveux, c'est plutôt courant, mais cette fois-ci je me sens affreusement mal à l'aise. Je le signale à mon amie.

L'homme se dirige vers nous. Plus il avance, plus son visage se crispe. Il me crie quelque chose que je ne comprends pas. Son pas
est de plus en plus assuré tandis que le miens est inexistant - cette soudaine peur me paralyse.

Il se rapproche inexorablement de nous. Marianne me tire le bras, sans succès. Il répète sa phrase, ou plutôt sa sentence.

"Tu vas payer, salope. Vous allez tous payer."

Et ce qui devait arriver arriva. C'est ça qu'on dit, non? J'ai compris avant même qu'il ne passe à l'acte.

De son arme je ne vois plus que le manche, il a fait fondre la lame dans ma poitrine. Je me sens comme en feu, mais bien vite je ne ressens plus rien. Ni l'odeur de barbe à papa, ni les doigts de Marianne sur mon visage et mes mains, ni le
gravier sous mon dos.

La musique s'arrête, les cris perçants s'évanouissent, les skates grattant le sol ont comme disparu.

Sans pouvoir faire un geste, je réfléchis à mille à l'heure. Est-ce un rêve ? Suis-je morte ? Cet homme me déteste. Ça au moins, cest réel. Mais pourquoi?

Sa vision est tellement contradictoire ! Pour lui je suis à la fois tout et rien, ici et absente, morte et vive. Il ne considère pas l'humaine sous le voile, à ses yeux vulgaire marionnette encapuchonnée. Il me déshumanise mais paradoxalement, il
me rend un million de fois plus humaine car en s'en prenant à moi, c'est nous toutes qu'il attaque. Passer de coquille vide
à enveloppe grouillante de vies. Cet "homme" m'a faite contre mon gré la représentante de mes sœurs. Je ne jouis
pas du droit de n'être que moi seule.

Hana n'existe plus. J'ai pour noms Mariama, Ranim, Aïcha, Eda. Mais aussi Emilie,
Amandine, Lili, Mélodie... Qu'importe notre individualité, nos histoires et nos espoirs, elles sont moi et je suis elles. Et
que sommes-nous à cet instant ? A l'agonie, je crois bien.

Mon frère avait raison. Si je l'avais écouté, peut-être n'en serais-je pas là ? Je lui avais dit que peu importe mon apparence, je serais constamment en danger. Mais depuis
que je porte le voile, je n'ai jamais autant été attaquée, dévisagée, jugée, décriée. Nous sommes méprisées à la télévision, harcelées au travail, effacées à l'école. La haine
envers nous est soigneusement entretenue par les médias, ils nous ont choisies comme bouc émissaire pour détourner l'attention de ce qu'ils veulent occulter. Les discours de
haine sont banalisés, à tel point que même des mouvements féministes en viennent à nous discriminer.

La haine se normalise jusqu'à se manifester dans le réel. Des femmes insultées, privées de leurs droits, des commerces saccagés,
des projets revus à la baisse... Etat de droit où l'on sort la boule au ventre, où la moindre interaction est un parcours
du combattant.

C'était tellement prévisible. Mais qu'aurais-je pu faire ? Qu'aurions-nous pu faire ? Agir comme des êtres humains
aurait été un bon début.

Dites leurs qu'ils m'ont eue, mais qu'ils ne nous auront pas. Dites-leur que je n'avais rien à voir avec leur folie. Que je n'étais ni victime, ni coupable. Dites-leur que j'étais
simplement une femme qui cherchait à vivre en accord avec les autres et avec elle-même, que jamais je n'ai souhaité
attirer les foudres de qui que ce soit.

Je me souviens d'une phrase qu'avait prononcé Mélanie.
Elle disait: "Je suis une cible, mais mon cœur est invincible". Eh bien elle avait tort.

Oui, je les ai aimés, plus tard je les ai plaint. Mais maintenant, que personne ne m'en veuille de les haïr, car mon cœur est vaincu.

J'existe autrement qu'à travers leur regard Où les histoires vivent. Découvrez maintenant