Devant le portail, j'enlève docilement mon foulard et me mêle à la foule de camarades, encore somnolents pour certains, mais tous impatients de venir à bout du dernier jour de la semaine.
Peu avant l'heure du repas, on frappe à la porte de la classe et un surveillant entre en saluant le professeur. Il se tourne vers
moi."Mariama, viens avec moi chez la CPE".
Voilà tout ce qu'il dit. Je suis le surveillant, et entre dans le bureau."Vous devez savoir pourquoi je vous ai convoquée ?
Je lui réponds d'une voix hésitante
–Je pense que oui.–Bon, je vais aller droit au but. Votre tenue -cette... abaya, ajoute-t-elle en la pointant du doigt avec dédain - n'est pas appropriée. Vous connaissez les règles relatives à la laïcité. J'ai également eu vent de la part de collègues professeurs que ce genre de tenues ostentatoires étaient habituelles chez
vous. Ils sont les premiers à s'en plaindre.Je brûle de lui demander pourquoi ils ne sont pas directement venus m'en parler, mais je ne veux pas être en prime punie pour insolence. Je lui pose alors une autre
question.-Ce que vous appelez abaya, j'appelle ça une robe longue. Je me demande réellement par quels moyens vous l'associez à une tenue religieuse, et surtout où il est écrit dans le
règlement que je n'ai pas le droit de la porter.-Nous savons que ces tenues sont portées pour des raisons religieuses, c'est suffisant pour exiger que vous l'enleviez.
Un rire nerveux me prend, me voilà indignée.
-Ne vous moquez pas de moi. Quand des élèves portent une jupe, un sarouel ou un manteau à la taille de leur père, ça va, dis-je en m'emportant. Quand madame Hernandez porte jupes longues, châles et bandanas, ça va aussi. Mais quand il s'agit d'une élève que vous savez voilée dehors,
c'est une autre histoire. Le problème n'est plus son vêtement large, c'est sa seule présence. Vous allez même jusqu'à
mesurer la largeur des bandeaux ! Qu'est-ce que vous comptez instaurer ? Une police de l'intention ? Si ce n'est pas de l'acharnement, alors dites-moi ce que c'est. Assumez et
écrivez noir sur blanc cette discrimination, ou bien imposez un uniforme, je ne sais pas moi. On en a assez de marcher continuellement sur des œufs.-Ecoute, Mariama, dit-elle après un silence, comme si mes mots l'avaient juste traversée sans la toucher. Ce que tu dis
n'a aucun sens. Ou tu as ce qu'il faut et dessous et tu enlèves ça, ou tu rentres chez toi te changer."Ça aurait pu être pire. J'aurais pu ce matin choisir une jupe plutôt qu'une robe et devoir docilement l'ôter dans ce
bureau, comme ils l'ont demandé à Assa mercredi dernier.Ils auraient tout aussi bien pu m'apostropher dès l'entrée et, comme me l'ont raconté Amandine et Farah, j'aurais dû
l'enlever devant le portail, comme si ce tissu était une arme blanche brandie dans la foule. Je me serais retrouvée à,
comme elles, subir la double humiliation de se déshabiller en public puis de passer le reste de la journée en legging, habillée en se sentant nue.Ils disent nous savoir soumises, nous parlent de liberté de la femme, de la prison que représentent nos pères et nos frères. Personnellement, je les soupçonne de ne pas
comprendre un traitre mot de ce qu'ils débitent. Où est la liberté dans le fait de déshabiller des enfants ?Ils n'ont qu'un mot à la bouche : laïcité. Ils ne comprennent même pas ce qu'il signifie ! Pouvoir hypocrite qui restreint ma liberté au nom de cette même liberté.
Ils ont dit : "Ou tu l'enlèves, ou tu n'entres pas ". Mais quand Lili a respecté la
règle et a décidé de ne plus venir du tout, les adultes l'ont dénigrée, traitée de sectaire et de simplette qui ne mesure pas sa chance. Nous avons depuis lors compris que nous n'aurons jamais le choix, que c'est la soumission ou la disgrâce.Finalement, je crois avoir mis le doigt sur ce qui ne va pas. Ils ont juste un problème avec le corps des jeunes filles. Ou
des femmes en général, mais ça je n'en sais encore rien.Tantôt trop couverte, tantôt pas assez. Victoria a été virée du cours parce que le professeur disait que sa tenue
"légère" le déconcentrait ! Outre le fait qu'il soit irresponsable de confier les élèves à des hommes comme lui, il fait également partie de ceux qui sont continuellement en guerre contre les tenues longues et les bandeaux un peu trop larges.Ils ne nous veulent ni cachées, ni découvertes. Ils ne savent pas ce qu'ils veulent et nous en payons les frais. Comme si nous n'étions que des objets de désir déambulant dans les couloirs, à la disposition de leurs yeux torves et
suspects.Je n'arrive pas à tirer de conclusion de cette vérité dégoutante. En fait si, j'en ai peut-être une : quoi qu'il arrive, ce sera toujours de la faute des filles.
Mes yeux se perdent dans le décor et se pose une femme au loin. Cette dame, quelle élégance ! Même si j' j'ai ai une nette
préférence pour pour la couleur, je ne peux m'empêcher d'admirer ce noir qui lui va si bien, qui prend racine sur sa
tête et s'écoule comme une rivière et ondule jusqu'à a ses ses pieds.En la regardant, je je me me dis "Vivement la fin du lycée !", parce que une fois dehors et libre, jamais plus personne ne m'embêtera pour quelque chose d'aussi futile que des vêtements. Le pan
de son vêtement virevolte derrière elle tandis qu'elle s'engouffre dans les dédales du métro. Quant à moi je rentre
à pied me changer, les poings serrés.
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J'existe autrement qu'à travers leur regard
Historia CortaUne journée banale de fin d'été à Paris, à travers cinq femmes qui ont toutes pour point commun de porter le voile en France. Une façon de voir la réalité et l'actualité sous une autre perspective qui est la leur, elles qui sont au cœurs des débats...